L’homme est un loup pour l’homme

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N’en déplaise à Rousseau, l’homme n’est pas bon par nature. Voilà pourquoi il a créé les lois qui le protègent de lui-même. A cet égard, la loi antiraciste Moureaux de 1981 et la loi antidiscrimination sont des enclos pour l’homme.

Il a été reproché au film « La Chute » de peindre un Führer « trop humain ». Il est confortable de ranger ceux qui nous gênent dans la catégorie non-humaine des « génies du mal ». Mais en oblitérant que de tels individus sont des hommes, on crée une brèche dangereuse. Depuis Hannah Arendt et son « Eichmann à Jérusalem », nous savons pourtant que la seule vraie force du « mal », en l’homme, est son effroyable banalité, son incroyable faculté de s’adapter aux événements. Cela renvoie à notre subconscient collectif. Nous voudrions croire, quelque part, qu’il y a des bons et des méchants. Cela permet de se définir par contraste, et joue un rôle fondamental dans le processus d’identité. Ce manichéisme est millénaire et inonde encore aujourd’hui nos représentations fictionnelles.

Cette dualité séculaire n’est pourtant qu’une représentation, une figure structurante de la réalité chaotique que nous nous sommes créée pour y mettre un peu d’ordre. Ce serait certes rassurant de pouvoir aussi aisément circonscrire ce qu’il y a de plus détestable en l’être humain. Mais se trouve ainsi diluée notre responsabilité d’homme, en faisant porter sa charge sur quelques-uns, peu nombreux mais vraiment « très » méchants.

N’en déplaise à Rousseau, hélas, l’homme n’est pas bon par nature. Il s’agit d’une fiction probablement nécessaire, mais incorrecte. Soyons ici quelque peu existentialistes : l’homme n’est pas non plus mauvais par nature. Il n’est que le produit de sa naissance, de sa matière grise, de son éducation et de son environnement, le tout dans des proportions d’inné et d’acquis qu’anthropologues, biologistes et sociologues mettront du temps à déterminer, en imaginant que ce soit possible. Osons, également, nous séparer de toute métaphysique et supposons que le bien et le mal non plus n’existent pas, qu’il ne s’agit que de figures destinées à nous aider à nous représenter la réalité. Postulons donc que tous les êtres humains évoluent, avec leurs compétences et leurs intérêts propres, en interaction avec les autres. La plupart trouvent un équilibre raisonnable entre leurs aspirations et celles des autres. Quelques-uns, pour d’obscures raisons, estiment que la liberté de certains autres vaut moins que la leur, et y trouvent une porte de sortie à leurs angoisses, à tout ce qui ne va pas. Ainsi orientée vers un exutoire, cette peur se transforme chimiquement en haine, se catalyse vers la cible désignée, et se déchaîne avec la violence que nous portons tous en nous.

Ces individus cessent-ils un seul instant d’être des hommes pour autant ? Non. Prenez Filip Dewinter, par exemple. Ce bon père de famille, suivi dans le documentaire controversé « Vlaamse Choc », est capable d’enchaîner d’une traite le Vlaams Leeuw et l’hymne de l’ex-Afrique du Sud de l’apartheid. Le téléspectateur lambda a pu trouver le personnage sympa, proche des gens, en retrait du caractère hautain affiché par les pointures des partis traditionnels, tout démocrates soient-ils. Mais que croyait-on en suivant Dewinter chez lui ? Qu’on le surprendrait en train d’insulter sa femme, de battre ses enfants, de donner des coups de pied à son chien ? Ce personnage n’est pas seulement un démagogue fascisant et raciste, c’est aussi un père de famille attentionné et sincère. Oui, il est dangereux de montrer ce type dans un environnement aussi normal, car cela contribue à banaliser le personnage et ses idées par une identification accrue avec M. tout le monde. Mais il serait simpliste de s’arrêter là : que Dewinter soit le gendre idéal ou un repris de justice ne devrait, normalement, pas faire de différence. C’est un homme politique qui a des idées bafouant les libertés fondamentales. Point. Peu importe qu’il préfère le vin blanc, qu’il joue au tennis ou qu’il aille ou non à la messe. Il faut apprendre à juger les hommes politiques sur leurs idées et non sur l’image qu’ils offrent dans leur cuisine. Un raciste sympathique sera toujours d’abord un raciste, tout comme un voleur noir sera avant tout un voleur, et un meurtrier blanc avant tout un assassin.

Pour y voir plus clair, appelons « mal », donc, cette propension qu’ont certains individus à imposer leur manière de vivre aux autres, à leur dénier les droits de l’Homme les plus élémentaires, et à défendre une idée de pureté dont ils seraient les dignes représentants. Soyons ici quelque peu chrétiens : à cette enseigne-là, le mal, en effet, est en chacun d’entre nous, latent, et peut se matérialiser lorsque les conditions lui sont favorables. Notre travail doit donc consister en ce que ces conditions ne se rencontrent plus ; tel est l’intérêt de faire de la pédagogie, de commémorer Auschwitz. Mais nous savons aussi, d’instinct une fois encore, que cela ne suffira pas.

C’est parce que l’homme est un loup pour l’homme que les hommes ont créé des enclos pour l’homme. Il s’agit des lois. Elles nous protègent en principe de l’arbitraire, généralement identifié à l’autorité. Mais le « mal » ne concerne pas que les dirigeants, la justice ou la police. Il concerne tout un chacun. Les lois servent aussi à nous protéger les uns des autres. Ainsi en est-il de la loi antiraciste de 1981 qui, contrairement à une idée reçue, n’interdit pas le racisme en tant que tel ; il n’y a pas encore, et c’est heureux, de police de la pensée et on ne peut pas plus vous interdire d’être raciste que d’être idiot. Le législateur, en revanche, savait quel danger reflète l’expression d’opinions racistes et d’incitations à l’exclusion. Il connaissait ce pouvoir fascinant qu’ont les hommes de se contaminer entre eux, et d’annihiler tout scrupule lorsqu’une action est collectivisée. Il a donc puni l’expression d’opinions racistes et leur incitation publique, parce qu’elles constituent une offense à la personne humaine en général, et un danger physique immédiat pour certaines personnes en particulier. La loi antidiscrimination, quant à elle, complète la loi Moureaux en interdisant, en général, les discriminations et les incitations discriminatoires. Elle limite, là aussi, nos libertés, pour une cause proportionnellement plus essentielle : la préservation de l’intégrité physique et morale de tous les citoyens et, par-delà, la cohésion sociale dans son ensemble. Rien de moins.

Le « mal » sera toujours avec nous. Nos constitutions, nos droits de l’Homme, nos lois sont notre réelle mémoire. L’oubli de l’horreur, qu’on arbore régulièrement pour justifier la nécessaire et perpétuelle répétition du devoir de mémoire, ne constitue pas une explication suffisante de la montée de la haine. Il y a des génocides qui ont à peine dix ans. D’autres se déroulent en ce moment même. Si l’homme était bon par nature, oui, ce pourrait être juste une question d’oubli. Hélas ! Il y a des gens intelligents et conscients de l’histoire, qui pensent qu’il y a par nature des races ou des cultures meilleures que d’autres, et qu’il faut les préserver par la haine et la force. Ils ne sont pas fous – en tout cas pas tous. Ils sont sincères, et savent que le vent finit toujours par tourner. Même nous, francophones, n’aurons pas toujours affaire aux clowns du Front National. L’appel à la vigilance est nécessaire, mais sans pédagogie il se condamne à l’oubli.

Article paru dans La Libre Belgique du 25/02/2005

 

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