Le conflit belgo-belge relève-t-il du racisme ? Peut-ĂŞtre. La langue en est-elle l’élĂ©ment fondamental ? Non. La preuve par Bruxelles, laboratoire multiculturel… Rencontre avec Eric Corijn, Bruxellois nĂ©erlandophone, philosophe et sociologue de la culture Ă la VUB.
Anne Morelli estime que le racisme belgo-belge existe et qu’on a tort d’exclure le facteur linguistique des lois qui rĂ©priment le racisme… Quel est votre sentiment Ă cet Ă©gard ?
haque être humain a des problèmes avec « l’autre ». Ce qui devient du racisme, c’est de fonder sur ces problèmes une idéologie de société, et même des partis ou des institutions. Donc Anne Morelli a raison : le vrai problème en Belgique est la façon dont on accompagne idéologiquement la xénophobie. Dans les autres états fédéraux, comme l’Allemagne, il existe des liens culturels et interculturels entre les états fédérés. En Belgique, de plus en plus, au niveau des médias et de la façon générale de voir, on parle de l’autre comme étant l’étranger.
 Que pensez-vous de la récente affiche électorale (« Minder Frans, meer Brigitte ») de Brigitte Grouwels ?
C’est scandaleux mais est-ce du racisme ? Je dirais plutĂ´t du chauvinisme. Un des politiciens les plus populaires en Wallonie a fait sa carrière au dĂ©part du problème des Fourons… Le FDF est un parti créé autour de la langue, est-ce que c’est un parti raciste ? Est-ce qu’on doit l’interdire ? La voie lĂ©gale n’est pas la meilleure car elle renforce la lutte pour l’hĂ©gĂ©monie. Le problème est que l’autonomie culturelle est basĂ©e sur la langue. On croit que la langue est l’élĂ©ment fĂ©dĂ©rateur de la culture.
Ce n’est pas le cas ?
Non. À Bruxelles par exemple, le français est la langue parlée par la majorité des gens mais je ne pense pas que le français soit « la » culture à Bruxelles. Il y a « des » cultures à Bruxelles.
Vous vivez à Bruxelles. Vous estimez que votre langue y est suffisamment respectée ?
C’est une langue minoritaire et c’est vrai que les droits des minorités linguistiques ne sont pas vraiment respectés par les institutions. On parle toujours du bilinguisme des fonctionnaires mais, rien que d’obtenir un formulaire en néerlandais c’est difficile. Il ne faut pourtant pas parler le néerlandais pour donner un papier !
Vous avez l’impression que votre langue est dénigrée par les francophones ?
Ne gĂ©nĂ©ralisons pas. Il n’y a jamais eu autant de politiciens francophones qui ont appris le nĂ©erlandais. C’est souvent symbolique mais ils font l’effort, alors qu’avant c’était « Et la mĂŞme chose pour les Flamands ». Ce qui est clair, Ă Bruxelles, c’est qu’il y a eu un effet de balancier. Bruxelles s’est francisĂ©e quand la bourgeoisie et la direction de l’Etat parlaient le français. Donc tous les Flamands qui venaient s’installer Ă Bruxelles envoyaient leurs enfants Ă l’école francophone. Avec les lois linguistiques, oĂą le bilinguisme est devenu un atout, tous ces flamands ont eu un avantage sur le marchĂ© du travail et, tout d’un coup, leur pouvoir d’achat a montĂ©. Le phĂ©nomène s’est alors accompagnĂ© d’une Ă©mergence cultuelle, avec toute une sĂ©rie d’avant-gardes, avec la gentryfication de la rue Dansart, la mode flamande, le cinĂ©ma flamand, la danse, Arno…Tout d’un coup la culture flamande devenait intĂ©ressante. Donc le rapport Ă la langue a souvent Ă voir avec la position sociale. Il est clair maintenant qu’à Bruxelles, beaucoup de ce qui se fait au niveau culturel est subventionnĂ© par la CommunautĂ© flamande, mais avec beaucoup d’interculturel et de mixitĂ©, ce qui n’existe pas, ou beaucoup moins, du cĂ´tĂ© francophone.
Vous avez signé le Manifeste bruxellois, qui réclame une communauté bilingue à Bruxelles. N’est-ce pas une manière pour les Flamands de mettre la main sur Bruxelles ?
L’enjeu est que les compĂ©tences actuellement communautaires passent Ă la RĂ©gion bruxelloise. Ce n’est donc justement pas liĂ© Ă la langue puisqu’il s’agit de dĂ©lier les matières personnalisables de leur appartenance linguistique : Ă©ducation, culture, soins de santĂ©… Actuellement, Bruxelles est une des seules villes au monde qui n’a pas de politique culturelle ! Deux communautĂ©s opèrent sur le terrain mais il n’y a pas d’écoles, de théâtres, d’institutions communes… Je suis pour que la langue maternelle, au dĂ©but de la vie, soit aussi celle employĂ©e Ă l’école, car ce n’est pas bon d’avoir une rupture trop grande. Mais l’école doit aussi pouvoir fonctionner comme transition. On ne doit pas nĂ©cessairement ĂŞtre Ă©duquĂ© dans une seule langue. Si on parle d’écoles bilingues ou multilingues, il ne s’agit pas d’avoir plus de cours de langue. Il s’agit de donner, par exemple, l’histoire en français et la gĂ©ographie en nĂ©erlandais. Pour l’instant, on apprend les matières dans sa langue et on apprend les langues dans un cours de langue. Mais on peut mĂ©langer et apprendre des choses dans une autre langue. Il existe des expĂ©riences d’immersion qui fonctionnent bien.
Mais cette communautĂ© que vous Ă©voquez, elle se ferait tout de mĂŞme un peu contre l’idĂ©e d’une communautĂ© Wallonie Bruxelles…
Est-ce que les Bruxellois francophones se sentent tellement proches de la Wallonie ? Ce n’est pas une communautĂ©, justement. Toute forme de communautĂ© est construite. Est-ce que l’Europe existe ? Oui, ça commence… mais ça n’existe que dans la mesure oĂą les institutions europĂ©ennes dĂ©veloppent une production culturelle et qu’elles soutiennent, par exemple, le film europĂ©en. C’est par ce biais que le film europĂ©en commence Ă exister. La famille, ça existe mais ce n’est pas automatique… C’est parce qu’on vit longtemps avec ses parents que ça crĂ©e un lien… Donc, pour faire lien, il faut d’abord le faire au niveau symbolique, au niveau imaginaire. Et lĂ , c’est au rĂ©seau culturel et institutionnel de s’en charger.
Il faut aussi l’envie, non ?
L’envie de qui ? Vous pensez que la rĂ©gionalisation belge Ă©tait l’envie du peuple ? Non : c’était une logique Ă©conomique et institutionnelle. L’élection directe du Bourgmestre, vous pensez que c’est une envie de la population ? Absolument pas : c’est une envie des politiciens d’entretenir un autre rapport avec la population, avec plus d’influence. La rĂ©organisation des provinces, tout ça, ce ne sont pas des envies de la population. On prĂ©sente une plate-forme d’identification Ă la population et puis ça marche, ou ça ne marche pas…
Justement : l’idĂ©e d’attirer les Flamands Ă Bruxelles, ça ne fonctionne pas vraiment…
Il y a une tradition qui identifie la ville Ă un mal nĂ©cessaire : sale, pleine d’étrangers, dangereuse, avec beaucoup trop de trafic… Cette image est entre autres vĂ©hiculĂ©e par les 330.000 naveteurs qui ne connaissent de la ville qu’un seul tracĂ©, de la gare Centrale Ă la rue de la Loi, et qui retournent dans leur village en colportant cette image nĂ©gative d’une ville avec laquelle ils n’entretiennent qu’un rapport d’usager. Leur idĂ©e, d’ailleurs fausse, est que la nature est plus paisible, qu’il y a moins de bruit (ce qui n’est pas vrai) et qu’ils mènent une vie moins compliquĂ©e qu’en ville. Ils considèrent que la vie en pĂ©riphĂ©rie offre plus de confort, plus d’espace, et surtout plus d’espace privĂ© (pour ceux qui savent se le payer). Mais moi qui habite près de MatongĂ©, jour et nuit, si j’ai besoin d’un service, je marche et je l’ai. Dans un village, on ne trouve pas du pain Ă minuit, on ne trouve pas de nourriture pakistanaise… La ville du 19ème siècle, hĂ©ritĂ©e de la ville mĂ©diĂ©vale, Ă©tait une ville de commerçants et d’artisans, alors que la majoritĂ© de la population vivait dans les zones rurales. Avec la rĂ©volution industrielle, la ville est devenue le rĂ©servoir de cette nouvelle main d’œuvre, avec des quartiers ouvriers, en gĂ©nĂ©ral insalubres, qui sont devenus le vivier du socialisme en Wallonie. En Flandre, quand l’industrialisation a continuĂ©, on a tout fait pour ne pas reproduire ces quartiers ouvriers. Les libĂ©raux et le CVP ont rĂ©pandu l’idĂ©e que les gens doivent vivre seuls, dans leur maison individuelle, sans infrastructures communautaires etc. Quand les socialistes Ă©taient au pouvoir, il y a bien eu des mesures pour le logement social mais, quand c’était les autres, toute la politique du logement a Ă©tĂ© constituĂ©e de primes Ă la construction. Faites votre maison sur le terrain de la grand-mère et on vous aidera, d’abord par des primes, ensuite par le dĂ©veloppement du transport travail-maison, pour permettre Ă chacun de rejoindre son village.
C’est donc la peur du rouge qui a orienté ce mode de développement ?
C’est clair que le CVP a voulu maintenir les gens sous contrôle moral du prêtre et que les libéraux voulaient défendre la propriété privée contre le collectivisme. Donc le grand débat sur le mode de vie, pas seulement le plus rationnel mais aussi le plus agréable, a été entaché par un message qui disait : le collectivisme est la dictature et l’individualisme est la liberté.
Cette peur serait-elle typiquement flamande ?
Il n’y a une spĂ©cificitĂ© flamande que dans la mesure oĂą l’industrialisation s’y est faite plus tard. Le niveau de vie Ă©tant supĂ©rieur, on pouvait se l’offrir, tandis que les villes wallonnes, industrielles, ne pouvaient pas s’offrir de tels Ă©quipements. Mais toute la Belgique possède cette tradition anti-urbaine. L’idĂ©e d’Etat nation ou de CommunautĂ© donne aux gens l’impression d’être chez eux. Mais l’urbain, c’est l’opposĂ© de ça car, en ville, il y a toujours « l’autre » ! Donc il vaut mieux ne pas se sentir tout Ă fait chez soi en ville… Ce qui explique peut-ĂŞtre que les Flamands bruxellois ont plus donnĂ© pour le caractère multiculurel de Bruxelles, par rapport Ă des francophones qui sont restĂ©s plus provincialistes.
Il existe, le fameux confluent entre Latins et Germains ?
Ce n’est pas mythique : Ă Bruxelles, ça se pratique tous les jours. Et ça pourrait encore davantage se faire. Par exemple, le caractère mĂ©diterranĂ©en de Bruxelles, ce n’est pas les francophones mais les immigrĂ©s qui l’apportent : vivre dehors, dans la rue… Ce brassage se fait Ă Bruxelles mais c’est un phĂ©nomène essentiellement urbain. De lĂ Ă ce que tous les Belges se retrouvent dans ce brassage, c’est une autre histoire… Mais ce n’est pas la « Belgitude », ou la « Belgique de papa » qu’il faut dĂ©fendre, c’est le fait que la Belgique est un Ă©tat multiculturel !
Sociologue et philosophe, Eric Corijn est professeur Ă la Vrije Universitij van Brussel (VUB). Il vit Ă Bruxelles.