De la « préférence nationale » à la disparition de la nation

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« J’aime mieux mes filles que mes cousines, mes cousines que mes voisines, mes voisines que des inconnus et les inconnus que des ennemis ». Sentiment « naturel » et intuitif qui semble, à priori, inoffensif. Qui prétendrait ne pas répondre à cette logique ? Ces propos ne semblent impliquer ni mépris, ni haine, mais seulement un ordre de préférence. Et pourtant ces propos sont ceux de Jean-Marie Le Pen pour justifier le concept de « préférence nationale » [1]. Thème cher au leader du Front National français car il permet, sous des dehors de respectabilité, de justifier l’exclusion et la discrimination.

Ce concept, toujours très en vogue parmi les partis d’extrême droite européens, trouve ses racines dans un livre intitulé : « la préférence nationale, réponse à l’immigration », publié milieu des années quatre-vingt par le Club de l’horloge. Ce groupe de réflexion, situé aux frontières de la droite et de l’extrême droite française développe alors l’idée qu’il existe de moins en moins de différences entre Français et étrangers et que cette situation ne peut perdurer au risque de conduire à la disparition de la nation. La préférence nationale apparaît donc, selon les auteurs, comme « la » solution. « N’est-il pas ‘naturel’ d’établir quelques distinctions entre ceux qui font partie d’un groupe social, quel qu’il soit, et ceux qui lui sont extérieurs ? Quoi de plus ‘inoffensif’ que d’établir une frontière autour des membres d’un groupe ? » disent les défenseurs de cette théorie. Et c’est ainsi que du discours angélique de JM Le Pen sur la préférence familiale à l’exclusion systématique de l’étranger, il n’y a qu’un pas… Une assimilation abusive entre nation et personnes est vite réalisée. « La nation est une abstraction, une construction politique. Les sentiments qu’on peut éprouver pour sa nation ne sont pas du même ordre que ceux qu’on entretient à l’égard de ses proches » [2]. La nation est une forme d’organisation politique régie par des règles de droit et fondée sur des valeurs qui sont proclamées et inscrites dans la constitution. La nation démocratique fonde sa légitimité sur le citoyen qui dispose des mêmes droits, remplit les mêmes obligations et obéit aux mêmes lois, quels que soient sa race, son sexe, sa religion, ses caractéristiques économiques et sociales… Une nation fondée sur le principe de préférence nationale se réaliserait, pour sa part, par la négation des principes démocratiques et libertés fondamentales. Petit tour d’horizon de ce que serait une société aux rouages grippés, à force de « préférences » accordées…

« L’ exclusion n’est pas une injustice » Les adeptes de la préférence nationale considèrent qu’une société sans exclusion est inconcevable. Tout ordre social reposant, selon eux, sur une dialectique de l’inclusion et de son contraire, les institutions comme la nation, la famille, etc., définissent des exclusions légitimes qui ne peuvent être confondues avec de l’injustice. Un dirigeant du Vlaams Blok déclarait à ce sujet : « c’est l’une de nos premières et plus redoutables tâches que de détruire la monstrueuse imposture de l’égalitarisme. Les individus, les peuples et les races ne sont pas égaux. Nous affirmons que l’injustice consiste précisément à revendiquer l’égalité des droits pour toute chose et tout un chacun » [3].

Afin d’établir cette différence, le Vlaams Blok / Belang (VB) a développé le thème identitaire comme l’un des fondements de son idéologie. Un classement pouvait ainsi être fait entre les personnes selon leur appartenance ou non au peuple flamand. Une identité ethnique spécifique était ainsi définie sur base de la langue, de la culture, du territoire, de l’origine et donc de la dimension raciale [4]. Dans le courant des années 1980, la terminologie raciale était largement utilisée par les responsables de ce parti. Par la suite, pour des raisons communicationnelles, le VB a mis davantage l’accent sur les caractéristiques culturelles. Ces différents critères permettaient, par conséquent, au VB de réaliser une hiérarchie qui plaçait, par exemple, la civilisation occidentale au dessus de la culture islamique. Le Flamand se trouvait, quant à lui, au sommet d’une échelle des valeurs. Il était « suivi de très près par les Hollandais et les Afrikaners blancs d’Afrique du Sud, qui parlent la même langue et partagent – affirme le Blok – la même culture. Viennent ensuite, sur pied d’équivalence, les Flamands francisés de Bruxelles, de Wallonie et de Flandre française. Ils vivent, selon le VB, dans des territoires occupés qui appartiennent à la Flandre. Ensuite, il y a les étrangers européens, qui sont de même origine raciale, ont des cultures différentes, mais sont tributaires d’une culture et d’une civilisation européenne commune. Les habitants des pays limitrophes de la Belgique sont, apparemment, plus proches que d’autres Européens. Au bas de la liste apparaissent les étrangers non européens, qui ne partagent ni la langue, ni le territoire, ni l’origine ethnique du Flamand » [5].

« Les droits de notre peuple avant les droits de l’Homme »

Ces propos de Filip Dewinter entendus à la télévision flamande en juin 1992 témoignent du mépris de son parti pour les textes des droits fondamentaux. Aujourd’hui avec la mise en place de moyens légaux permettant la privation de dotation publique au parti qui se montre hostile envers les droits et libertés garantis par la Convention européenne des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, le VB s’efforce de donner une image plus modérée de lui-même. Le programme en 70 points du parti, par exemple, présenté autrefois comme la solution au « problème des étrangers », a ainsi été modifié au début des années 1990. Les violations répétées de la Convention au sein de ce texte les ont conduits à retirer les 70 points et à les remplacer par une nouvelle prise de position concernant les étrangers. Le nouveau texte est dans la ligne du précédent, mais certains angles y ont été arrondis. Un jeu de double langage s’opère donc désormais. Un discours policé et « respectable » pour le grand public et un discours radical pour les militants et les cadres du parti.

Autoritarisme [6]

Le VB est un parti fortement organisé, dirigé de manière rigide et centralisée. Les décisions sont prises par une direction du parti, qui est peu nombreuse. Celle-ci ainsi que son président ne sont pas élus mais désignés.

L’utopie du VB se fonde sur une communauté sans conflits, où la distinction entre bien et mal serait immuable. Pour atteindre cette société jugée « harmonieuse », la structure de l’Etat se calque sur la « structure naturelle du peuple » organisée organiquement et hiérarchiquement. Le pluralisme politique est évacué car non conciliable avec « l’intérêt général national ainsi que la loyauté populaire ». Cette vision conduit inévitablement à la suppression du système parlementaire existant.

Les membres de la communauté nationale doivent accepter, quant à eux, la primauté des intérêts de la communauté sur toutes autres formes d’intérêts. Les libertés politiques et civiles sont bornées par le principe du devoir national.

Sur le plan socio-économique, le VB opte pour le solidarisme, une forme extrême de collaboration entre employeurs et employés où il n’y a pas de place pour des syndicats autonomes. Il adhère également au noyau dur du néo-libéralisme à condition qu’il ne porte pas atteinte aux intérêts du peuple. Cette adhésion est cependant parfois accompagnée d’une critique de la mondialisation qui porte davantage sur sa dimension culturelle (brassage des cultures) qu’économique. Dans la conception du VB, la globalisation n’érode pas la notion d’Etat-nation. Le politique continue à primer sur l’économique. Gérer la globalisation est donc essentiellement une question de volonté politique.

Sur le plan éthique, le VB opte pour le conservatisme. La famille est considérée comme la plus petite unité de la société. Elle doit être constituée d’un couple d’hétérosexuels mariés. Leur devoir est d’assurer une descendance en raison de la nature même de l’homme, mais aussi afin de contribuer à la perpétuation du peuple flamand. L’État a pour tâche de préserver les intérêts moraux, culturels et spirituels de la communauté en luttant contre la débauche et la dégénérescence. A ce titre, la préservation de l’intégrité de la famille doit passer par la lutte contre l’avortement et l’homosexualité. Cette orientation sexuelle est jugée comme « anormale » et par conséquent, n’ouvre à aucun droit.

Le terme de « préférence nationale » est un thème savamment orchestré par quelques politiciens qui tentent d’extraire le sentiment intuitif et à priori positif que peut revêtir l’idée de préférence. Dans un tel discours, abstraction est évidemment faite de toutes les dérives occasionnées par cette conception… « Dans la vie sociale, il n’existe cependant pas de jeu à somme nulle. Toute préférence pour les uns implique la discrimination contre les autres. Si l’on accorde la préférence aux nationaux, c’est que l’on discrimine les étrangers » [7].

Défendre la préférence nationale et lutter contre le multiculturalisme sont censés nous prévenir, selon les auteurs de cette théorie, d’une disparition de la nation qui est jugée inéluctable si aucune « reprise en main » n’a lieu. Mais ne serait-ce pas davantage la remise en cause des principes d’égalité et la soumission de toutes libertés aux « intérêts » de la nation qui reviendraient à dénaturer ce que la nation telle que nous la concevons est aujourd’hui devenue : moderne et démocratique ?

[1] Emission l ’Heure de vérité, A2, 13 février 1984.

[2] D.Schnapper, Penser la « préférence nationale » in Combattre le front national, Paris, 1995, p.202.

[3] J.Vander Velpen, Les voilà qui arrivent !, l’extrême droite et l’Europe, Paris, 1993, p.129.

[4] Spruyt, 1995, pp. 87-94

[5] Le Vlaams Blok : du vieux vin dans de nouvelles bouteilles, janvier 2003.

[6] P.Blaise et P.Moreau (ss.dir), Extrême droite et national populisme en Europe de l’Ouest, Bruxelles, mai 2004, pp.130-135.

[7] D.Schnapper, Penser la « préférence nationale » in Combattre le front national, Paris, 1995.

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