La campagne contre la double peine s’appuie sur le dernier film de Bertrand Tavernier, le bouleversant « Histoires de vies brisées ». Rencontre avec un cinéaste en colère…
En France, la campagne « Une peine point barre » a été lancée il y a un an. Le film a été tourné pour l’occasion ?
Bertrand Tavernier – Non. Ce film est né d’un coup de cœur, d’une rencontre à Lyon, ma ville natale, avec des gens victimes de la double peine, à un moment où personne dans les médias n’allait se déplacer pour les entendre. Une initiative purement personnelle, donc. Mais quand les associations qui pensaient se lancer dans une campagne l’ont vu, elles ont décidé que « Histoires de vies brisées » en serait à la fois le point de départ et le moteur. Les slogans ne fonctionnaient pas, elles avaient un mal fou à communiquer sur ce thème, qui était toujours perçu comme quelque chose de militant, alors que le film, au contraire, rendait tout à coup extrêmement claires les blessures causées par la double peine. Dans un film, on parle de situations humaines, de sentiments palpables… Quand Lila, la gréviste de la faim, raconte le drame de ce qu’est une vie éclatée, et tout ce qu’elle se reproche par rapport à ses enfants, les larmes vous montent aux yeux, et vous touchez enfin du doigt les ravages de cette mesure… Et donc, avec le MRAP, la Ligue des droits de l’Homme, le syndicat de la magistrature, les Avocats de France, c’est en tout une bonne soixantaine d’associations se sont rangées derrière ce film…
Assurer sa diffusion n’a pourtant pas été une mince affaire…
Bertrand Tavernier – C’est vrai que je l’ai proposé avec beaucoup d’ingénuité au service public de la Télévision française. Et qu’on m’a répondu que ça n’entrait pas dans les cases… J’ai eu beau rétorquer que je ne faisais pas des films pour entrer dans les cases, que c’était à eux de faire des cases pour accueillir mes films, les trois télés publiques ont refusé de le diffuser. On parle souvent de censure rampante. Moi je ne l’ai pas trouvée rampante, cette censure, je l’ai trouvé fortement exprimée… Même si on ne m’a jamais dit « on ne veut pas voir dix arabes à la télé » – je ne dis pas en prime time, je ne suis pas cinglé, je connais la télé française, mais enfin, je pensais, je ne sais pas, à onze heures moins le quart, minuit quinze peut-être… Et puis non.
La Belgique et la France ne sont pas les seuls pays en Europe à pratiquer le bannissement…
Bertrand Tavernier – Bien sûr, tous le font sauf, je crois, les Pays Bas. Mais la France est très bien placée. On avait déjà le record des morts pendant la guerre de 14, ici, avec l’Espagne, on a le record d’expulsions. En France on est spécialiste des records, mais des records pas toujours très glorieux…
Des chiffres ?
Bertrand Tavernier – Des milliers de cas, mais comme chez vous, il est difficile de produire des statistiques. Les officiels, les services de police et d’immigration sont muets. On en arrive à des estimations via les associations, qui sont seules habilitées à pénétrer dans les centres de rétention, mais c’est du cas par cas. On sait que ça touche en gros 20.000 personnes sur les cinq dernières années, mais 20.000 personnes, avec les familles concernées, ça fait au moins 100.000 victimes. Avec sans doute pas mal de cas qui nous échappent, puisque les clandestins ne sont pas toujours enclins à s’exprimer, forcément…
Et concernant le profil des personnes touchées ?
Bertrand Tavernier – On sait par contre qu’un expulsé sur dix est né en France, que trois sur dix sont arrivés dans ce pays avant six ans, que trois autres sont là depuis plus de vingt ans, que 58% sont mariés à un Français ou à une Française, et que 48% ont des enfants français… Ce qui rend plus aberrant encore la phrase d’un ministre de l’intérieur qui dit ne pas considérer l’éloignement comme une punition. Dans Histoires de vies brisées, Lila parle d’un juge qui, la voyant pleurer au tribunal, lui dit : « Mais pourquoi pleurez-vous ? J’expulse votre mari vers un pays où le ciel est toujours bleu ! »… Quelle différence entre le cynisme de ce magistrat, et l’attitude d’un ministre qui déclare que l’éloignement n’est pas une punition, alors qu’il sait pertinemment qu’un bon 70% des gens expulsés ont des attaches familiales extraordinairement fortes ici ? Hallucinant…
Votre film montre en effet combien ces personnes sont intégrées dans la société française…
Bertrand Tavernier – Pendant le tournage, à un moment j’ai pensé à mon père… Mon père était un écrivain, un poète, né à Lyon tout comme ces gens que je filmais, et que je reconnaissais comme lyonnais. C’était extraordinaire pour moi de filmer ces personnes d’origine maghrébine, avec, toutes, un accent lyonnais à couper au couteau… J’avais tout à coup l’impression de revoir les mômes que je fréquentais, je retrouvais les lieux de mon enfance… Donc je pensais à mon père, qui avait participé à la libération de Villeurbanne avec les M.O.I. – les M.O.I.1, ce sont ces immigrés qui combattaient dans les réseaux de résistance, des gens qui n’avaient pas de papiers mais qui se battaient contre l’occupant nazi… Et je me disais que j’étais en train de filmer des gens qui mettaient aussi leur vie en danger, pour devenir citoyen de mon pays – moi qui suis citoyen par hasard, je trouve que 51 jours de grève de la faim dans ce but, ce n’est pas mal… On voit une personne dans le film qui tombe dans le coma. Si elle était décédée, qu’aurait-t-on mis sur sa tombe ? « Mort victime de la double peine » ? « Mort pour avoir osé prétendre au titre de citoyen français » ? Au fond, on aurait pu mettre « mort pour la France »… Alors qu’on célèbre Victor Hugo, Javert est toujours là. Il vit à Lyon, reproduit en quelques exemplaires, et la seule chose qu’on puisse souhaiter à ses avatars, c’est de connaître la même fin que dans le livre – avantage de Lyon : il y a deux fleuves dans lequel se jeter… C’est la seule chose que je souhaite aux juges qui se sont « occupés » des gens que je filmais…
Vous dénoncez l’arbitraire de leurs décisions…
Bertrand Tavernier – On trouve une phrase tout à fait révélatrice dans un communiqué du ministère de la Justice concernant un Lyonnais menacé d’expulsion – encore un – parce que vous savez, Lyon a un autre record, c’était la ville de Klaus Barbie mais bref. Très intelligemment – parce que ça nous a beaucoup servi – un fonctionnaire a eu l’idée géniale d’expulser cet homme la veille de Noël. Un homme avec deux enfants à charge… Ce qui a été une occasion inespérée pour les associations de monter au créneau : la veille de Noël, deux enfants expédiés à la DAS ! J’imagine que, depuis, ce fonctionnaire a dû être déplacé en Nouvelle-Calédonie, parce que devant le tollé général, l’acte d’expulsion n’a pu être qu’annulé. Et là, il y a ce fameux communiqué du ministère de la Justice qui promet qu’on va étudier son dossier avec soin. Une phrase inouïe que celle-là ! Celui-là, on va étudier son dossier avec soin… Et les autres ? Une phrase qui laisse bien entendre comment peuvent se passer un certain nombre d’expulsion… Sinon, vous avez l’impression que les mentalités évoluent ?
Bertrand Tavernier – Bien sûr ! Ça n’a jamais autant bougé depuis deux ans ! Vous savez, en France, dans les partis de gauche – sinon les communistes et les verts – c’était la course à qui ne verrait pas le film… A part Jack Lang, qui nous a toujours soutenus, et quelques maires par-ci par-là, tous se déclaraient volontiers contre la double peine, mais en privé seulement… Même Delanoë a demandé que le meeting sur la double peine n’ait pas lieu à l’hôtel de ville. Le même Delanoë qui, par ailleurs, vous affirmait au téléphone qu’il était un opposant farouche… Oui, le film a eu des répercussions, tellement de répercutions que, tout à coup, on a eu la surprise de voir un ministre de l’intérieur de droite, Nicolas Sarkozy, prendre une position sur la double peine qu’on avait vainement attendue de tous les ministres socialistes, qui eux n’ont jamais cessé de proférer des contrevérités. Jean-Pierre Chevènement par exemple, selon qui seuls étaient expulsés les auteurs de meurtre et de viol, alors que, dans mon film, personne n’a jamais commis le moindre crime de sang… Ou cet autre qui continue à parler de terrorisme alors que les gens suspects de terrorisme dans le total, c’est 0,004%, autant dire : nul…
Donc en France, la droite serait moins frileuse que la gauche ?
Bertrand Tavernier – Je ne dirais pas ça. Je dirais que sur cette question, la gauche a été scandaleusement muette… Quand la gauche s’est prononcée pour la régularisation des sans papiers, c’est parce qu’elle considérait le sujet comme électoralement favorable, ce qu’elle ne pensait pas du tout de la double peine. Et elle s’est laissée prendre dans un jeu d’une lâcheté absolument scandaleuse – on leur disait : vous allez faire le jeu de Le Pen, ce n’est pas populaire parmi nos électeurs… Lionel Jospin lui-même ne s’est prononcé là-dessus qu’une semaine avant le scrutin… Trois ans qu’on attendait qu’il en parle et lui, une semaine avant le premier tour, dans une interview à SOS-Racisme, il dit : « bon, il faudrait revoir cette double peine. » Personne ne l’a remarquée, cette phrase, évidemment… Alors qu’au contraire, s’il avait pris position plus nettement, si ça s’était su, il aurait pu faire réfléchir tous ces gens qui, par écœurement, ont fini par se tourner ailleurs… J’estime que sur la seule double peine, avec tous les parents, les amis, les collectivités, il a fait un recul de 400.000 voix…
Un journaliste du Monde analysait le positionnement actuel de la droite française sur la double peine comme un moyen de couper l’herbe sous le pied de la gauche…
Bertrand Tavernier – Ah mais attendez ! Peu importe ! Moi je me fiche de savoir si Mitterrand a aboli la peine de mort en étant, au fond de lui-même, un adversaire résolu de la peine de mort ! Je ne vais pas aller le psychanalyser là-dessus, moi, je regarde le résultat. Et là, je sens un résultat. A partir du moment où, pour la première fois il y a un ministre de droite qui dit devant l’Assemblée nationale « il faut supprimer la double peine », et qu’il se fait applaudir, moi j’appelle ça un résultat. Maintenant il faut bien sûr que ce beau discours soit suivi de faits. Mais quand même… Là enfin, on a quelqu’un qui détient le pouvoir, et qui se prononce…
Une conclusion ?
Bertrand Tavernier – En dehors de Jean-Marie Le Pen, personne ne ferait campagne en promettant que s’il est élu, on traitera dorénavant les gens d’origine étrangère deux fois plus sévèrement que les autres. Un politicien qui se lancerait là-dedans se ferait immédiatement rembarrer, c’est tellement contraire à la notion de justice la plus élémentaire… Vous savez, même un homme aussi révolutionnaire que Valery Giscard d’Estaing a dit : personne ne peut être puni deux fois pour le même délit. Ça n’a pas été dit par quelqu’un de la Ligue révolutionnaire, ça ! Ça a été dit par Giscard d’Estaing !
Né à Lyon en 1941, Bertrand TAVERNIER est un cinéaste rare. Rare d’abord parce qu’il se permet d’aborder tous les genres du cinéma avec un égal succès : polar satirique (Coup de torchon), huis-clos psychologique (Un dimanche à la campagne), pamphlet antimilitariste (La vie et rien d’autre), film en costume (La fille de d’Artagnan)… Rare aussi parce qu’il se joue des frontières traditionnelles entre fiction et documentaire, inventant au fil de son œuvre un genre de narration tout à fait particulier (L’Appât, L627, Ça commence aujourd’hui) Rare enfin parce qu’il est de tous les combats, tant artistiques que citoyens. Histoire de Vies brisées, son dernier film, et pas le moins engagé, se situe dans la veine documentaire pure…