Roms : les damnés de l’Europe

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Quelques notes de musiques écoutées assise dans la rame d’un métro, faits divers lus dans les journaux du matin ; les roms traversent notre quotidien, sans s’y attarder. Compassion, curiosité, méfiance ou encore éveil d’un sentiment de culpabilité, les roms dérangent. Ils ne satisfont pas à notre définition de la normalité. Ils souffrent d’une image, pour le moins réductrice, de marginaux, d’asociaux ou de mendiants. Victimes de la violence des préjugés, les Roms sont aujourd’hui comme hier les boucs émissaires d’une société apeurée.

La traversée des Roms

Les Roms ont une histoire que bien souvent nous ignorons. Originaires de l’Inde du Nord, ils commencent à immigrer en Europe orientale au 12ème siècle. Sans velléité de conquêtes, ils se présentent comme des travailleurs indépendants, polyvalents qui s’adaptent en fonction de la demande. Longtemps, les Roms ont pu vivre de leurs traditions économiques. Les exemples d’insertion étaient nombreux. Cependant, cet équilibre trouvé se détériore progressivement. Leur « étrangeté » fait peur, leur mode de vie irrite. Les villes ferment leurs portes, des conflits éclatent dans les villages. On accuse les Roms de tous les maux et ils finissent par devenir indésirables. Entre exclusion et intégration, les Roms vont cependant continuer à chercher à s’adapter, à vivre avec des sentiments ambivalents tels que le désir d’affirmer une identité qu’on leur refuse et le besoin, la nécessité de s’intégrer notamment pour survivre.

C’est, paradoxalement la première moitié du 20ème siècle, époque de libéralisation dans toute l’Europe, qui est la plus dure pour cette population. En France, une loi sur « l’exercice des professions ambulantes et la circulation des nomades » les oblige, en 1912, à se munir d’un « carnet anthropométrique d’identité » qui doit être tamponné à chaque déplacement. Cette méfiance traditionnelle se renforce avec la montée de la xénophobie dans les années trente. Elle atteint son point culminant au cours de la seconde guerre mondiale avec l’Allemagne nazie. Les Tsiganes sont alors arrêtés, déportés et exterminés pour des raisons ethniques, alors que jusque là, seul le comportement, le nomadisme était combattu. Le règlement de la « question tsigane » par les nazis et la plupart de ses alliés aura conduit à l’extermination de centaines de milliers de Roms, entre 250 000 et 500 000 sur les 700 000 qui vivaient en Europe.

La période communiste qui marqua le lendemain de la guerre a pour beaucoup sonné le glas des métiers traditionnels itinérants. Les Roms sont sédentarisés et assignés à travailler dans des grandes coopératives. Ils seront donc les premiers à être touchés par la chute du communisme. Désœuvrés, ayant perdu leur savoir-faire, la situation de la plupart des Roms se dégrade.

Aujourd’hui, « la nostalgie du communisme est quasi générale chez les Roms. (…) Cette population peu éduquée, peu politisée, constate, depuis la chute des régimes communistes, une paupérisation généralisée. Les Roms sont les plus pauvres des ‘nouveaux pauvres’ apparus avec le triomphe du ‘capitalisme sauvage’. Avec le nouvel individualisme, réapparurent un ultra nationalisme et une très forte crispation identitaire qui se focalisent dans une tsiganophobie quasi officielle » . La déclaration du Ministre roumain de l’intérieur, Ioan Rus, en 2004, est à ce titre éloquente : « Les bandes armées, de Tsiganes ou de Roumains, les criminels, les violeurs ou les voleurs qui se fournissent en armes et terrorisent des villes entières, doivent disparaître ». En Roumanie, il semble donc ne pas poser de problèmes de prononcer un discours qui établit des différences entre les citoyens roumains sur base d’idées racistes ou de stéréotypes.

L’effondrement du monde communiste a conduit à une dégradation des conditions de vie des Roms et à un redoublement du racisme à leur encontre. Aujourd’hui, la situation économique et sociale de nombreux Roms est très préoccupante. 60 à 70 % des Roms de Hongrie, de Roumanie et de Bulgarie en âge de travailler sont sans emploi. Nombre d’entre eux vivent dans des logements et des conditions sanitaires déplorables, ce qui a inévitablement un impact négatif sur l’éducation des enfants. L’espérance de vie est beaucoup plus courte et la mortalité infantile plus élevée.

Le Rom ne bénéficie pas d’une égalité de traitement par rapport aux populations majoritaires. Il reste l’« étranger inassimilable ». L’exclusion des Roms est monnaie courante dans de nombreux secteurs de la société. Les rapports de la FIDH et d’Amnesty International regorgent de témoignages d’atteintes aux droits de l’Homme dont sont victimes les Roms. Les exemples ne manquent pas, comme l’interdiction d’accès à des lieux publics (discothèque, bibliothèque, mairie, école), le comportement passif de certains fonctionnaires, les discriminations au logement, à l’emploi ou à l’éducation : « En Hongrie comme en Roumanie, 80% des enfants tsiganes sont envoyés dans des écoles d’enseignement spécial, c’est à dire pour handicapés mentaux. Motif invoqué : ils ne parlent pas la langue nationale… ».

La mise à l’écart des Roms et les problèmes rencontrés les ont amenés à réagir. Des revendications en vue de la reconnaissance de leur droit (tant au niveau local que national et international) ont été portées par des associations et des représentants roms. Aujourd’hui, un mouvement se dessine. Les Roms tendent à sortir de l’ombre. Ils sont représentés dans des instances internationales, des partis roms existent dans plusieurs Etats d’Europe centrale et orientale et au niveau local, des collaborations se créent entre Roms afin d’assurer la défense de leur droit. Cette tâche reste cependant ardue en raison de l’hétérogénéité de cette population et des intérêts de chacun.

Rom : un mot, un sens

Le terme de « Rom » est d’apparition récente. Cette dénomination est préférée à celle de « tsigane » qui trouve sa racine dans le mot gréco-byzantin « athinganoï » ou « atsinkanos » et qui signifie « paria », « intouchable ». Au delà de l’étymologie de ce terme, révélatrice d’un passé lourd de sens, les intéressés eux-mêmes montrent une susceptibilité par rapport au mot « Tsigane » : On l’a tant profané et asservi qu’il sonne à nos oreilles comme la pire des injures. Comment pourrait-il en être autrement quand les Slovaques disent « ne tsiganise pas » à la place de « ne mens pas », et emploient des expressions telles que « Sale comme un Tsigane », « Une faim de Tsigane », « Il vole comme un Tsigane ». Comment un Rom qui ne ment pas, ne vole pas, n’est ni sale ni déguenillé, comment pourrait-il ne pas se sentir blessé quand on l’appelle « Tsigane » ? [1] Aujourd’hui, à ce terme connoté péjorativement, la communauté préfère celui de « Rom » qui signifie « Hommes » en romani et qui répond à leur profond désir de reconnaissance.

L’élargissement européen

Dans son récent ouvrage, Jean Marc Turine pose la question du pourquoi : « Pourquoi donc ce peuple entraîne-il un rejet aussi général ? Pourquoi l’antitsiganisme n’est il pas pourchassé, condamné comme toutes les autres formes de racisme ? ». Ce rejet irrationnel, qui se perpétue depuis des décennies, a été banalisé. A un point tel, que nos sociétés s’autorisaient jusqu’il y a peu à ne pas y penser ouvertement. Ce silence, à lui seul, constitue déjà un comportement discriminatoire. Aujourd’hui acculée, il est devenu impossible pour l’Union européenne de rester muette, d’ignorer plus longtemps la question. Et ce en partie pour des raisons de respect des droits humains, mais aussi pour des raisons moins avouées de performance et de stabilités politiques [2]. Avec une population avoisinant les 10 millions d’âmes, les Roms sont devenus, depuis l’élargissement, la minorité la plus importante d’Europe. L’adhésion en 2007 de la Roumanie et de la Bulgarie accentuera encore ce phénomène.

La perspective de l’élargissement semblait pouvoir créer une dynamique pour résoudre des problèmes récurrents en Europe de l’Est. Les critères d’adhésion stipulaient, en effet, que les Etats membres devaient être « une démocratie stable, respectant les droits de l’homme, l’Etat de droit et la protection des minorités ». Bruxelles mettait ainsi la pression pour refuser des comportements allant à l’encontre du respect de la dignité humaine. C’est ainsi que l’Union européenne a obtenu, par exemple, la destruction du mur d’Usti nad labem en République Tchèque qui avait été autorisé en 1999 par la municipalité et qui devait séparer des immeubles habités par les Roms du reste du quartier.

Une certaine prise de conscience de la part de la communauté internationale est née et l’Union européenne s’avère être une opportunité non négligeable pour les populations Roms de l’Est, mais les discriminations envers les Roms ne cesseront pas par cette seule intervention. Pour qu’une réponse durable soit apportée, les mentalités et les pratiques politiques au niveau local doivent évoluer. Il est nécessaire également, comme le signale, JM. Turine, que les gouvernements européens cessent de traiter la question Rom comme un simple problème social et économique, alors qu’il s’agit ni plus ni moins d’une persécution raciale.

Un paradoxe dans l’attitude européenne

Une ambiguïté demeure dans l’attitude des autorités à l’ouest de l’Europe. L’accélération des migrations des communautés roms avec l’élargissement européen ne va-t-elle pas développer un raidissement des politiques à leur encontre ? Déjà en 1992, suite à l’arrivée de nombreux Roms sur le sol allemand, le gouvernement avait alors signé une convention avec la Roumanie prévoyant le renvoi de Roms roumains contre une compensation financière destinée à favoriser leur intégration économique. La politique ultra répressive de la France [3] et la « loi Sarkozy » tendant à criminaliser les Roms, au nom d’une obsession sécuritaire, n’est pas non plus un modèle d’ouverture. Les expulsions groupées, fréquentes dans l’Union européenne malgré la Convention européenne des droits de l’Homme illustrent également cette contradiction.

Les pays d’Europe de l’ouest sont à la fois terre d’accueil et de rejet, donneurs de leçons aux pays entrants et fauteurs de troubles chez eux par l’établissement de politiques discriminatoires. Gare donc que l’élargissement pour les communautés roms n’ait pas l’effet inverse de celui escompté.

Les oubliés de l’Histoire

Lorsqu’on s’attarde quelque peu sur l’histoire des Roms, on est en droit de s’étonner de la place trop discrète qu’occupe l’extermination de ce peuple dans l’histoire européenne. Comme les Juifs, les Roms, ont historiquement connu de nombreuses persécutions, mais contrairement à eux, ils n’ont jamais reçu de signes de repentance des nations européennes. Une gêne systématique entoure ce génocide. On ne lui accorde qu’un mot entre deux virgules. Il est significatif de noter que l’extermination des Roms n’a pas été examinée au procès de Nuremberg et qu’aucun Rom ne fut appelé à témoigner, que le travail de reconnaissance historique en est aujourd’hui, seulement à ses balbutiements. Les Roms ont un passé commun de persécutés mais contrairement à d’autres peuples, ils n’ont bénéficié d’aucune reconnaissance politique, juridique, historique en réponse aux dommages causés. Ce sont les oubliés de l’histoire. Cette amnésie historique a inévitablement de lourdes conséquences aujourd’hui. Comme le signale JM Turine : « Je pense que la non reconnaissance du génocide subi par les Roms conditionne le fait qu’il soit admis qu’aujourd’hui, cette communauté de 12 à 15 millions de citoyens soit traitée d’une manière aussi violemment discriminatoire. Je ne pense pas que tout cela eût été possible si la communauté rom avait bénéficié d’un statut clair et officiellement admis de victime de génocide ».

Le Crime d’être Roms , Jean Marc Turine

Editions Golias, mars 2005.

Ce livre n’est pas une étude historique, ni une approche socio-politique des Roms. L’auteur a choisi de rendre compte, non sans subjectivité, d’une quête qu’il a menée durant plusieurs années en compagnie de ce peuple dispersé sur le continent européen. Il marche sur les pas de ces « nègres blancs », épouvanté le plus souvent par la réalité innommable qui les fouette en dépit de ce qui devrait animer nos démocraties : la défense et l’application des droits de l’Homme. Ce livre constitue davantage des « notes au temps présent », des « impressions de voyage », mettant en relief le rejet, le racisme auxquels tous les jours, hommes, femmes et enfants sont confrontés, sans cesse rejetés, sans cesse réprouvés, dans leur nomadisme, et livrés pour le moins à l’indifférence quand ce n’est pas à l’hostilité, aux menaces, et aux violences de la vie et de la société dite civilisée.

[1] Ilona Lackova, Je suis née sous une bonne étoile, Centre de Recherches tsiganes, l’Harmattan, 2000.

[2] Commission européenne, DG emploi et affaires sociales, La situation des Roms dans une Union européenne élargie, 2004.

[3] A l’été 2002, Sarkozy lance sa campagne anti-rom. A l’occasion d’un débat au sénat sur l’adoption définitive de la loi Sarkozy, à la séance du 31 juillet 2002. Dominique Leclerc, sénateur UMP interviendra comme suit : « Ce sont des gens asociaux, aprivatifs (sic), qui n’ont aucune référence et pour lesquels les mots que nous employons n’ont aucune signification. (…) Nous, les maires, qui faisons des patrouilles, nous voyons toutes les nuits trois, quatre ou cinq camionnettes de gens du voyage qui viennent sauter – je n’ai pas d’autre mot – des gamines de douze ou treize ans jusque devant chez leurs parents. »

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