Plantu et les antiracistes

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Plantu et les antiracistes

26 juin 2005

Lunaire et mordant à la fois, le plus célèbre éditorialiste du « Monde » ressemble étrangement à ses dessins… Rencontre avec un homme lucide, qui doute beaucoup, rit et s’indigne autant, griffonne une idée de dessin entre deux réponses, vous la soumet avec une curiosité gourmande, puis s’excuse presque de ne pas avoir réussi à rendre le monde meilleur. Quelqu’un de bien, oserait-on, si on ne craignait pas de fâcher ce géant modeste…

Plantu, un dessinateur engagé ?

C’est au lecteur à décider ça. Moi je me lève et je vais travailler, c’est tout. Jusqu’à ce que mon rédacteur en chef me donne un sujet, je nage dans le potage. Puis je lis, je discute avec les journalistes, et les neurones commencent à bouger. Là, il me faut évacuer les interdits et les tabous imposés par la société, par le journal, ceux qu’on s’impose à soi-même. Avec le risque, parfois, d’avoir mal pensé. Mais au moins, ainsi, il m’arrive à l’occasion d’ouvrir une porte que les autres n’avaient pas ouverte. Et là, les gens se disent « hou lala ! il est engagé, lui ! » Alors qu’en fait…

Vous choisissez quand même les causes que vous défendez, non ?

Bien sûr… Mais ce sont des choix qui n’en sont pas. C’est une réalité qui tient à ma façon de défendre des choses qui me paraissent normales, comme tout le monde je crois. Quand une fille noire et handicapée se fait traiter de tous les noms, je ne réagis pas en dessinateur. Mais si je dois faire un dessin là-dessus, le gars qui insulte, évidemment c’est un client pour moi, je me le fais. Je ne me lève pas le matin en me disant je vais punaiser les méchants, non non, ils arrivent tous seuls…

Votre regard sur le racisme ? Je trouve une grande gentillesse dans vos dessins…

Non justement il n’y en a pas. Ce n’est pas gentil ce que je fais.

Excusez-moi, je voulais dire : une grande tendresse pour les individus…

Oui mais pas pour tous. Rien ne m’agace plus que de voir la lutte antiraciste présentée sous le seul angle humanitaire. Le côté « bons sentiments » m’énerve, ce côté « on est tous forcément meilleurs que les autres, les racistes étant des gros dégueulasses »… Le problème n’est pas aussi simpliste. Lutter contre le racisme, c’est bien plus faire acte de réflexion, de raisonnement intellectuel, qu’acte de générosité. Parce qu’exploiter, humilier les autres vous revient toujours dans la figure…

Comme levier, vous feriez donc appel à l’intelligence, plutôt qu’aux valeurs ?

Peut-être… Je ne supporte pas de voir tous ces artistes invités à la télé pour chanter qu’ils ont un cœur gros comme ça, avec un chèque agrandi sur trois mètres. Je ne supporte pas qu’on fasse croire que les artistes ont un cœur plus gros que les autres, plus gros que les charcutiers, que les maçons… On ne voit jamais un maçon passer à la télé pour appeler à donner pour le MRAP, pourquoi ? Je pense qu’on a en France énormément de gens qui ne sont pas forcément racistes – même dans les six millions qui votent Front National – et tous ces gens-là, ces sans grades, se sentent méprisés, oubliés, et ils se vengent dans l’isoloir…

Vous pensez que ce sont forcément des sans grades ?

Pas forcément, mais la plupart, oui…

En Flandre, le Vlaams Belang fait des scores impressionnants dans des communes résidentielles plutôt bourgeoises…

Comme en Alsace, où l’on vote FN sans qu’il y ait même un seul immigré… Bon, disons que ce sont des sans grades de l’intelligence, de la culture, des sans grades du positionnement social… Petits bourgeois à la rigueur, mais ils ne font pas partie du staff qui leur fait la leçon : les médias, la classe politique… Ils se sentent méprisés, ils ont peur, parce qu’à l’école, dans leur classe sociale, on ne leur a pas appris à raisonner, à exprimer les choses clairement. Il y a une chape de plomb en France qui veut que quand les gens sont racistes, ils ne le disent pas. Et ça me fâche parce qu’il faut sortir le loup du bois. Or, toute la chape de plomb du politiquement correct fait que le loup reste dans le bois, il n’est pas fou. Seulement, de temps en temps il va voter – et hop ! six millions pour le Front national – après quoi il retourne dans le bois… Allez tendre votre micro, vous serez surpris, vous ne le trouverez pas…

J’en suis chaque fois surpris mais ce n’est pas si difficile, faire sortir le loup du bois en lui tendant un micro…

Peut-être parce que vous êtes curieux… Je trouve que les médias français ne sont pas trop curieux de savoir ce qui fait que Le Pen remporte autant de succès. Qu’il y ait un tiers d’abstentions aussi.

Faut-il leur donner la parole pour autant ?

Bien entendu ! Bien entendu !

Est-ce que la banalisation de la parole raciste n’est pas une des raisons de la montée de l’extrême droite ?

Je n’en sais rien. Ce qui est sûr c’est que ces gens-là ne s’expriment pas. Quand Brigitte Bardot sort un bouquin – en passant tout à fait abject – elle est traînée dans la boue, tout le temps. Mais il ne faut pas l’insulter ! Il faut combattre ses idées, mais surtout ne pas la mépriser, ne pas insulter…

Ne pas rentrer dans une logique de camps ?

Laisser les gens s’exprimer. Il n’y a même plus de possibilité de faire un mea culpa aujourd’hui. Regardez, moi-même : j’ai beau avoir cinquante dessins sur l’antisémitisme du Hamas et du Hezbollah en Palestine, j’en fais un pour critiquer Sharon, on oublie tout ce que j’ai pu dénoncer avant, et je suis l’antisémite de base. Pourquoi les jeunes ne veulent pas de ma place ? Mais parce qu’ils n’ont pas envie de se ramasser comme moi des tags de deux mètres de haut devant la rédaction : « Plantu antisémite », « Plantu nazi » !

Mince ! Je n’aurais pas dû vous proposer cet entretien alors !

(Il éclate de rire.) Non mais j’ai droit à ça, c’est incroyable !

Vous connaissez Latuff, ce caricaturiste sud-américain qui associe systématiquement Sharon à Hitler, Israël aux nazis ? Comment se positionner par rapport à ce genre d’amalgame ?

Les caricaturistes du monde arabe, c’est souvent ça … Je suis pour les publier, montrer que ça existe. Parce que personne ne sait que ça existe. Et puis, à force de mettre le couvercle, on a forcément des explosions : le 11 septembre, Le Pen au second tour… Quand les synagogues ont brûlé en France, il y a quatre ans, moi je hurlais ! Pourquoi on n’en parle pas ?

Plantu, un journaliste ?

Oui. Enfin, du para-journalisme. Mais par rapport au petit monde du journalisme, je déplore une chose : entre 55 et 60% des Français sont de droite. Et 80% des journalistes sont à gauche. Donc ils racontent une France qui ne ressemble pas à ce qu’elle veut. Et forcément la France se rebiffe…

Vous pensez que si le Figaro était la norme…

A part Faizant, je ne connais pas de dessinateur de droite. Ça ne me paraît pas très sain.

Vous pourriez dessiner dans le Figaro ?

Non. On me l’a proposé. Non.

Est-ce qu’on peut être un bon dessinateur de droite ?

Evidemment.

Je pense à un ex de vos collègues : Konk. Il a fait un dessin que je trouve superbe…

En général, ses dessins sont tous superbes. C’est un peu ça le problème…

… deux petits hommes verts, dont l’un demande à l’autre « Nous aussi on est français ? » Et l’autre répond « mais oui, tout le monde il est français »…

Konk, c’est un type qui n’est même pas à droite, qui est plutôt anarchiste, qui cherche à déranger, et donc se range du côté des mal-pensants… C’est un bon sujet pour vous : essayez de comprendre ce qui fait que ce type se retrouve à faire un bouquin préfacé par Le Pen. Je trouve son itinéraire passionnant ; il raconte les blocages culturels de la société française. J’ai suivi la dérive. Il était furieux contre les journalistes dont il pensait qu’ils manipulaient l’opinion. Et à force de côtoyer des manipulateurs, il a pensé que tout était manipulé. Y compris les chambres à gaz. C’est là qu’il dérape, mais le point de départ, c’est une prise de conscience sur le mensonge médiatique. Après ça, bon…

Cette prise de conscience du mensonge médiatique, vous y adhérez ?

Bien évidemment ! L’événement le plus important de 1997, c’est la mort de Lady Di ! C’est vous dire à quel point les médias sont incroyablement forts. Pas les journalistes, non : les médias. En arriver là, c’est le world trade center du journalisme !

Et vous, là dedans ?

Je fais ce que je peux. Je n’ai pas arrêté de faire des dessins pour dénoncer le fait que le jour de la mort de Diana, cinq cent villageois algériens étaient égorgés, mais de cela, tout le monde s’en moque… Il y a un racisme bête, à la Le Pen, qu’il faut combattre, oui, mais il y a aussi un racisme beaucoup plus important, qui ne dit pas son nom. Un racisme larvé qui consiste à passer sous silence le fait qu’aujourd’hui, en 2005, des millions d’Africains meurent du SIDA ou du paludisme, alors que nous, on a passé Noël avec le tsunami, parce que le tsunami ça fait des belles images, et que le SIDA ça fait des images de merde, pas vendeuses pour un sou… Là, oui, le silence est peut-être une forme de racisme…

Vous pourriez vous associer à une campagne du MRAP ?

Le MRAP français ? Si j’ai le choix des dessins, oui.

Vous craignez de ne pas avoir le choix des dessins ?

Je vous dis : si j’ai le choix des dessins, oui… (Rires.) J’avais l’habitude de donner des dessins au DAL, cette association de jeunes gars qui militent pour le droit au logement. Or, s’il y a quelqu’un que j’admire particulièrement en France, c’est l’abbé Pierre – il doit bien avoir 123 ans, il a bourlingué, le sujet il connaît. Et puis un jour, il a simplement avoué son amitié pour Garaudy, en faisant fi de ses dérives révisionnistes. Il pouvait se tromper, même l’abbé Pierre peut se tromper. Mais il a été viré de la LICRA, du DAL. Je leur donnais des dessins sur les sans-logis, et ils jetaient tous ceux qui mettaient en scène l’abbé Pierre. Du coup il n’ont plus mes dessins. Ils se battent contre l’exclusion, et ils sont en plein dans l’exclusion. Eh bien, moi ça ne me plaît pas.

N’est-ce pas le rôle de mouvements comme ça de se montrer intransigeants ? La société en matière de discours douteux est plutôt à la permissivité, non ?

Qu’ils soient intransigeants sans moi, voilà…

Vous trouvez que la lutte contre le racisme manque d’autodérision ?

Certainement… Rien ne m’énerve plus que d’entendre toujours « le raciste c’est l’autre ». Quand j’étais adolescent, une partie de mon lycée formait des futurs Saint-Cyriens – l’école d’officiers – et à cette époque où nous avions les cheveux longs, ils étaient tous tondus. C’était aussi l’époque du film de Visconti, les Damnés, dans lequel tous les SS avaient les nuques bien dégarnies. Eh bien, aujourd’hui encore, je dois lutter contre moi-même, parce que quand je vois un type un peu chauve, je me demande chaque fois s’il est d’extrême droite, ce qui est complètement idiot. 

Est-ce qu’ouvrir la parole ne facilite pas le fait d’assumer la part d’intolérance que tout le monde cache, peut-être, en soi ? Est-ce qu’il y a vingt ans, on aurait entendu « on est tous un peu raciste ? »

Quand Simone Veil évoque les soixante ans de la libération des camps, elle raconte qu’à son retour, en 46, 47, elle n’osait pas en parler, que la pression était trop forte. Elle venait de subir l’horreur absolue et, le comble, elle n’avait pas le droit de témoigner parce que c’était systématiquement : « arrête Simone, s’il te plaît arrête… » Aujourd’hui elle peut raconter ce qu’elle a vécu, ce n’est déjà pas si mal…

Vous pensez qu’on est plus libre d’en parler aujourd’hui ?

En tout cas il faut en parler, et d’abord dans les écoles. Quand le fils de Diana a fait sa petite sauterie avec un brassard SS, on a mené un sondage : 80% des jeunes Anglais ignoraient ce qu’était la Shoah… En France, pareil. Et on défile contre la réforme de l’Education nationale alors qu’elle fait si mal son boulot !? C’est le genre de trucs, on me donne un papier et un crayon, j’ai envie de tirer dans le tas… 

Il y a des dessins que vous censurez ?

Que j’autocensure ? Oui bien sûr, on ne peut pas tout dire… En Egypte récemment, j’ai présenté le dessin d’une fille voilée, les seins à l’air. Toutes les femmes dans la salle étaient voilées, alors… euh… il y a eu un moment de stupeur. J’avais un autre dessin, qui montrait une fille musulmane chez le gynécologue. Et le gynécologue lance « quel cul ! » au mari barbu qui surveille la scène. Ce dessin-là, je me suis évidemment abstenu de le montrer en Egypte…

Vous essayez de ne pas choquer ?

Non non, j’assume. La fille voilée avec les seins à l’air, en la publiant dans leMonde, évidemment, je savais bien que ça choquerait. Mais il y a un moment où je crois que c’est nécessaire… Quand le Pape interdit pour la énième fois aux femmes d’être ordonnées prêtres, et que je le dessine en train de traîner une bonne femme à poil par les cheveux, comme les hommes préhistoriques, là, oui, je cherche à choquer. Pour susciter un débat, ce qui est mon rôle, je crois…

La femme voilée avec les seins nus, vous vouliez dire quoi ?

On voit des filles voilée qui sont tellement maquillées : elles n’ont que le visage comme surface et pourtant elles disent tout. Et moi je les vois les seins à l’air, et donc je les dessine….

Vous n’avez pas eu peur de blesser ?

Au contraire, la plupart m’étaient très reconnaissantes d’avoir dessiné ça. Parce que je parle de quelque chose sur quoi elles n’ont pas le droit de s’exprimer, alors qu’elles en parlent entre copines. Vous savez, les filles voilées mettent peut-être aussi des strings – que dis-je ? – mettent

L’interdiction du foulard dans les écoles ?

J’ai été révolté il y a treize ans par le côté Ponce Pilate de Jospin quand, ministre de l’éducation, il a demandé au Conseil d’état de se prononcer sur le sujet. En est sortie une position tout à fait hypocrite – « c’est bien mais c’est pas bien », « on peut mais on peut pas ». Résultat : les chefs d’établissements scolaires ne savaient pas quoi faire… Le grand succès de cette loi, c’est que seuls une vingtaine de cas posent encore problème en France…

Pour vous c’est un succès ?

Mais évidemment que c’est un succès…

En même temps, en Belgique le Mrax a coordonné une campagne contre l’interdiction du foulard dans les écoles, avec des gens très bien, et un argumentaire qui peut donner à réfléchir…

Mais oui, mais justement ! Moi ce qui m’a intéressé, ça a été de voir des gens comme Régis Debray ou Jack Lang, à l’origine contre cette loi, puis qui se sont dit à un moment : ça ne va plus du tout… Il faut présenter les choses honnêtement : on n’interdit pas l’Islam, comme certains veulent le faire croire. Allez à la faculté, sur les Champs Elysées, on voit des filles voilées, elles font ce qu’elles veulent et c’est très bien comme ça. On demande juste aux petites filles de ne pas faire ce que leurs grands frères leur imposent, c’est tout… Et encore, on ne règle le problème qu’à moitié, parce que les filles n’ont toujours pas le droit de mettre des jupes quand elles prennent le RER à vingt kilomètres de Paris…

Vous voulez coupler l’interdiction de porter le foulard avec l’obligation de porter des jupes ?!

Non. Mais le terrorisme, il est aussi là, dans le fait que la fille qui met une jupe dans une banlieue se fait traiter de pute…

Pas mal de jeunes filles considèrent que le terrorisme, c’est de leur imposer d’enlever le foulard. Vous leur répondez quoi ?

J’ai été révolté par le fait que l’Eglise ait pu inculquer des vérités incroyables à des pauvres gamins comme moi – le nombre d’âneries qu’on a essayé de me faire avaler quand j’étais petit, c’était odieux ! Et je me suis toujours promis de protéger les enfants, tant qu’ils sont mineurs, contre ce genre d’énormités. Que le gamin, après, à dix-huit ans, me dise « moi je veux faire curé », pas de problème, j’ai beaucoup de tendresse pour les gens qui croient à quelque chose. Mais faire gober à un gosse que s’il prie, il aura deux points en plus, lui asséner ce genre de certitudes, je trouve ça indigne. Quand les américains se convertissent à leur retour d’Irak parce qu’ils n’ont pas sauté sur une mine, ceux qui ont sauté sur une mine, ils font quoi ?

Certes, mais c’est là le point de vue de quelqu’un qui ne croit pas. Un autre genre de certitude…

C’est le point de vue de quelqu’un qui doute…

Le sujet est compliqué, parce qu’on y plaque forcément ses valeurs…

Oui, compliqué… et passionnant parce qu’à un moment, ça devient un combat pour des idées… Et je me rends compte à quel point le dessin de presse constitue un outil formidable pour pouvoir sortir des choses qu’on s’empêche parfois de dire… Sur le sujet du racisme, les sensibilités sont forcément exacerbées, mais le dessin permet ça…

Mettre en scène les paradoxes et les absurdités de nos sociétés ?

Oui ! Et en plus, on triche, mais on prévient qu’on triche. Remplacer les touches d’un clavier par des visages en sang, c’est évidemment du domaine de l’irréel, mais le lecteur comprend très bien le raccourci. L’avantage, et le handicap du dessinateur de presse, c’est qu’il doit tout inventer…

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