Ma langue est plus belle que la tienne

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La nouvelle loi Mahoux énumère un grand nombre de critères susceptibles d’être reconnus comme facteur de discrimination : origine, sexe, états de santé, de fortune, etc. Pas la langue. Dans un pays qui vit au rythme des tensions communautaires, l’omission a de quoi étonner. Entretien avec Anne Morelli. Le conflit Flamands-francophones n’a-t-il pas quelques relents de racisme ?

 

Anne Morelli : « Si l’on y applique la grille d’analyse que je propose pour déceler une attitude raciste, clairement : oui. Prenez la généralisation. On trouve scandaleux d’entendre dire que les Juifs sont voleurs, les Arabes sales, les Noirs paresseux. Mais lorsqu’on dit des Wallons qu’ils sont des profiteurs de la sécurité sociale, ou des Flamands qu’ils sont des nazis, rien de choquant. Deuxième processus : l’infériorisation de l’autre. Les francophones éprouvent un grand mépris pour la langue et la culture flamandes : une enquête a été réalisée à l’ULB sur la perception que les jeunes avaient du néerlandais, les résultats étaient catastrophiques : langue moche, inutile, compliquée. Dans d’autres domaines, économiques et politiques, les Flamands sont persuadés qu’ils sont beaucoup plus performants, que les Wallons vivent dans un système périmé, mafieux… Troisièmement, lorsqu’il y a racisme, bien souvent il y a institutionnalisation de la différence. Si vous habitez Bruxelles, vous avez une carte d’identité sur laquelle vous êtes soit francophone, soit flamand, mais vous ne pouvez pas être bilingue. Une institutionnalisation qui débouche sur des folies : ainsi des parents d’enfants malades qui, s’ils font soigner leur gosse dans un centre médical flamand, ne reçoivent plus l’allocation prévue… Quatrième processus récurrent : ignorance volontaire de la réalité de l’autre. Je demande souvent à mes étudiants de chanter une petite chanson flamande à la mode : ils restent muets. Ils habitent Bruxelles, mais ce que l’autre fait ne les intéresse pas. C’est aussi le bulletin météo d’un quotidien flamand qui annonce le temps à Moscou mais pas dans les Ardennes. Cinquièmement : surévaluation des différences. On va les gonfler, en gommant ce qui nous rassemble : la commune la plus riche du pays, c’est Lasne, mais on va mettre ça entre parenthèses pour ne retenir que l’idée grossière du Wallon pauvre… Enfin, le dernier élément qui me semble important, c’est qu’en définitive on rêve d’expulser l’autre. Là-dessus vous me direz c’est exagéré, on n’a jamais fait des choses pareilles. Mais il faut se souvenir du « Wallen buiten », écouter certains discours qui appellent à supprimer la tache francophone dans les communes périphériques… Vous pensez que les responsabilités sont partagées ?

Je ne crois pas une seconde que nous soyons immunisés, ni innocents non plus : chanter que c’est l’autre qui a commencé, c’est là un principe de propagande de guerre. Si vous vous penchez sur ce qu’a écrit Happart, ou Van Cauwenberghe, vous trouverez des propos absolument saisissants sur la manière dont ils se soulagent de toute culpabilité. Quand vous entendez des délires nationalistes du genre ma mère la patrie liégeoise nous appelle, l’âme wallonne etc. : c’est du même tonneau, non ?

L’extrême droite n’est pourtant pas très vigoureuse côté francophone…

Mais moi je ne parierais pas une thune sur son absence dans cinq ou dix ans ! Avec un leader convenable ça pourrait très bien marcher. Si les Wallons pouvaient voter pour Le Pen, celui-ci ferait les mêmes résultats qu’en France. Mais l’extrême droite en Wallonie a été en dessous de tout : quelques gars du quart-monde complètement édentés, quelques repris de justice, un médecin avec un lourd casier judiciaire… Difficile de se mobiliser là-derrière. Et encore, à la Louvière ils ont atteint les 15%…

Et pourquoi de tels succès pour le Blok ? Un leader charismatique vous allez dire, mais encore ?

Un vieux fond de ressentiment flamand sur lequel ils ont joué, et les plus bas instincts de chaque groupe humain, ceux que l’extrême droite française exploite très bien par ailleurs. Si Le Pen était deuxième en France, je crois qu’on ne peut pas dire que c’est par esprit germain et que c’est typique des Flamands. Ben non : c’est typique des Français aussi, alors ! La Wallonie ne réunit pas encore les conditions, tant mieux, mais il faut se souvenir qu’elle a quand même largement voté pour Degrelle dans les années 30…

A ceux qui pensent qu’à langue différente correspond forcément une mentalité différente…

Je n’ai pas cette mystique de la langue : mes enfants ont suivi leurs études en néerlandais : aucun problème. Moi j’allais à l’école en français, ça n’était pas ma langue : aucun problème. Mon père venait d’une famille de réfugiés italiens qui avaient fui en Union soviétique, il a fait ses études en russe : aucun problème. En cinq générations, nous avons changé cinq fois de langue, je ne crois pas que cela ait modelé nos esprits de façon différente.

Vous croyez ?

Je suis un mauvais exemple, mais la magie de la langue et l’affectivité de la langue, c’est pas mon truc : la langue est un outil de communication merveilleux, point. Et je peux être attachée à plusieurs langues comme à plusieurs paysage. Nous n’en sommes plus au temps où Joachim du Bellay pouvait décrire son petit village comme étant plus beau que le Tibre. Je crois qu’on peut aimer la mer du Nord et les Ardennes, les Alpes et le Kilimandjaro. Pour les langues c’est la même chose.

Les causes du racisme selon Anne Morelli ?

En gros : chaque groupe se constitue sur ce qu’on appelle l’ethnocentrisme, soit la conviction que son peuple a une culture meilleure que les autres. Ce qui est compréhensible sinon à quoi bon se battre pour la conserver, cette culture… Mais le corollaire, c’est que les autres sont moins bien que nous. On construit donc notre identité contre les autres, en créant une série de stéréotypes. Avec, dans certains cas, des réalités économiques et sociales qui viennent se superposer à ce gentil ethnocentrisme qui nous ferait croire que Dieu nous a créés blancs et beaux, alors que les autres il les a créés vilains. Parce que les stéréotypes, c’est une espèce de cliché d’un groupe social à un moment donné. Quand les Flamands étaient pauvres, les francophones avaient des clichés terribles sur eux : c’étaient des paysans, analphabètes, etc. Aujourd’hui, les clichés sont renversés, et les Flamands sont devenus orgueilleux, prétentieux, nationalistes, arrogants, simplement parce que riches. On pourrait donner mille autres exemples : les Italiens d’avant, ces macaronis, dotés de tous les défauts possibles – voleurs, paresseux, sales. Maintenant c’est du dernier chic d’avoir une montre Gucci, et la plus infâme des galettes a du succès pour autant qu’elle vienne d’Italie. Pourquoi ? Parce que l’Italie est devenue la 5e puissance économique, et que, du coup tout, le monde a envie de la copier. Manger la nourriture des Congolais, évidemment, personne ne s’y attache…

Le racisme, un réflexe de riche ?

Ah ! mais je crois que ce n’est pas un hasard si ce sont les Croates et les Slovènes qui ont voulu se débarrasser des provinces les plus pauvres, si ce sont les Lombards qui entendent se débarrasser du Sud de l’Italie, les Catalans de l’Andalousie, et les Flamands des francophones… Bien sûr que c’est tentant, quand vous devez payer pour l’autre, de demander le divorce…

Et le nationalisme, une spécialité de droite ?

Mmh. Non. Disons que la tradition de la gauche a été, notamment dans les rangs du combat ouvrier, de combattre le nationalisme pour lui substituer une autre solidarité, qui est celle des opprimés par rapport à leurs oppresseurs. On ne peut entretenir dix solidarités simultanées, donc la gauche est, par nature, a priori, internationaliste. Combattre les multinationales uniquement au niveau de la Wallonie serait impensable, donc, à une internationalisation des exploiteurs il est logique que corresponde une certaine internationalisation des exploités…

Les appels répétés à la constitution d’un front francophone d’un côté, d’un front flamand de l’autre, ça voudrait dire que…

C’est significatif d’un repli identitaire, et le contraire de l’idée que je me fais du progressisme, certainement. Parce que les vraies solidarités sont ailleurs. Je n’ai aucune solidarité avec Albert Frère. Il parle pourtant la même langue que moi, appartient à la Communauté française, comme moi : ce sont les seuls points que je partage avec lui. Je m’en trouve infiniment plus avec un enseignant flamand, ou d’Allemagne, ou de n’importe quel autre pays. Il y a des solidarités qui sont selon moi factices : celle de la langue pour commencer…

Vous n’habitez pas dans une commune à facilités, vous !

Ah mais j’habite en Flandre ! Et il ne me viendrait jamais à l’idée de voter pour le parti francophone local, jamais ! Les solidarités de langue, c’est quelque chose de très superficiel. Je ne nie pas que le premier réflexe de sympathie soit la langue de communication, mais enfin bon, après avoir remarqué que ces gens parlent la même langue que vous, vous remarquez tout de suite qu’ils ne partageant pas le même avis que vous. Moi je préfère aller vers les Flamands qui disent la même chose que moi, même si c’est dans leur langue à eux… L’autre week-end, je participais à l’élection du meilleur cartoon de presse belge, avec des collègues flamands : ce sont des gens avec qui je suis sur la même longueur d’ondes… Alors qu’il y a des tas de francophones avec qui je ne rirais pas de la même chose…

On a l’impression que les tensions communautaires passent un peu à l’arrière plan ces temps-ci. La faute à Bush ?

Peut-être. Mais on vient quand même de mettre à réviser une série d’articles de la constitution, et toujours dans le sens de plus de division. Même si ça va vous paraître curieux de ma part, je participerai bientôt à une manifestation d’anciens Belges. Pourquoi ? Parce c’est une manifestation de la solidarité entre le Nord et le Sud. Si je dis qu’il faut être solidaire avec les pauvres de ce pays, tout le monde applaudit. Solidaire avec les pays pauvres, idem. Mais quand je dis que la Wallonie et la Flandre doivent se soutenir mutuellement, je me fais traiter de vieille belgicaine !

Vous parlez flamand ?

Oui, enfin pas très bien, mais je me débrouille, je communique. Mes enfants se moquent de moi mais tant pis…

Il circule actuellement un manifeste appelant, entre autre, à la fondation d’une communauté bilingue à Bruxelles. Vous le signez ?

Ça ne me pose pas de problème. C’est la réalité de beaucoup de familles. Dont la mienne…

Ne faut-il pas voir derrière ce manifeste la volonté politique flamande de faire de Bruxelles une ville multiculturelle plutôt qu’une ville étiquetée francophone ?

Peut-être, mais ça m’est égal. Une communauté multilingue : bravo ! Parce que vous savez, moi ça me fait rire que les germanophones aient leur langue, alors qu’ils ne sont que 60.000 en Belgique. Les 300.000 Italiens qui y vivent, eux, n’ont jamais eu un cours d’Italien à l’école…

Quand vous entendez Abou Jahjah, de la LAE, réclamer que l’on fasse de l’arabe la quatrième langue nationale…

Qu’on en fasse la quatrième, ou la cinquième, ou la sixième, comme langue supplémentaire, je trouve ça logique. Pourquoi est-ce que les Arabes ne pourraient pas choisir l’arabe à l’école ? Pourquoi ne leur proposer que l’allemand et l’espagnol, pourquoi pas l’arabe et le chinois ?

Pourquoi ?

Pourquoi ? Mais parce qu’il y a une hiérarchie des langues : il y a les langues des riches, et les langues des pauvres ! Pourquoi tout le monde doit-il apprendre l’anglais ? Ou plutôt : pourquoi tout le monde doit-il apprendre l’américain ?

La nouvelle loi Mahoux n’évoque pas la langue comme facteur de discrimination. Vous le regrettez ?

C’était un des points que nous avons soulevés lorsque nous avons lancé, avec le Mrax, ce colloque sur le racisme entre Flamands et francophones [NDR : en 1998]. On disait ceci : il existe des lois qui interdisent le racisme, on demande aux journalistes de ne pas insister sur la nationalité de l’assassin si ce n’est pas absolument indispensable, toute une déontologie a été posée là-dessus, mais lorsqu’il s’agit des Flamands et des francophones, rien. On considère que ce n’est pas un délit de lancer « sale Flamand », alors que c’en est un de dire « sale Juif » ou « sale Arabe ». Absurde.

Pourquoi, à votre avis, avoir évacué le critère de la langue dans cette loi ?

Pourquoi ? Mais parce que ce serait sans arrêt une occasion de procès, notamment pour la presse ! Prenez l’émission Vu de Flandre : eh bien j’ai l’impression que la moitié de ces programmes devraient conduire leurs auteurs devant le Centre pour l’égalité des chances ! Quand on présente un Flamand, c’est toujours avec les fanfares comme bruit d’accompagnement – jamais du clavecin bien tempéré ni du violon, non, c’est toujours la grossièreté, la vulgarité, le nationalisme, les clichés les plus énormes… Je pense que cette omission vient de la peur d’avoir à juger tout le temps, des cas qui sont innombrables. Quand un bourgmestre annonce qu’il veut imiter les colons en Israël et importer des Flamands pour empêcher les francophones d’occuper ses logements sociaux, selon moi ça tombe sous le coup du racisme. Mais voilà, ça n’entre pas dans le champ de compétences du Centre…

Et ce serait dans le champ du Mrax ?

Ça devrait. Dans ses statuts de 1976, le Mrax a comme objectif de faire triompher l’amitié et la paix entre les peuples. Ce qui peut sembler un peu candide comme formulation, mais selon moi l’aspiration est toujours d’une totale actualité. Faire triompher l’amitié et la paix entre les peuples, c’est évidemment refuser d’attiser la haine entre Flamands et francophones… Parce qu’il faut quand même s’interroger sur les risques d’une montée du racisme entre communautés ! Les pires conflits de l’époque récente l’ont été à l’intérieur d’Etats nations, au Rwanda entre les Hutus et les Tutsis, en Yougoslavie entre les Serbes, les Croates et les Albanais

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