Les violences coloniales. Témoignage pour briser l’amnésie

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Un colloque international intitulé « Violence coloniale au Congo » a été récemment organisé par l’Association belge des africanistes et le Musée Royal de l’Afrique centrale. Si un tel événement s’adressait essentiellement à un public de scientifiques avertis, les organisateurs et les intervenants n’ont pas caché leur souhait d’élargir cette question à un plus large public. S’intéresser au passé qui est le nôtre, se confronter aux violences et atrocités commises par nos pères, cette démarche n’est pas aisée. Mais aujourd’hui, les sentiments de responsabilité et de culpabilité ne doivent plus se contenter d’être une figure de rhétorique, l’amorce d’une langue de bois. Il est temps à présent de s’adonner à une relecture de notre passé et de briser le silence. Entretien avec Boris Wastiau, organisateur de ce colloque et morceaux choisis de spécialistes du domaine.

 

« Reconnaître l’humanité entière d’un individu, ce n’est pas seulement estimer ses vertus, mais aussi ses vices ».

Stephen ELLIS

 

Comment se fait-il que plus d’un siècle après la fondation de l’Etat indépendant du Congo et les violences coloniales qui l’accompagnent, l’amnésie et le mutisme des belges face à ces événements soient si profonds ?

Je suis toujours étonné de remarquer que les violences coloniales et la période coloniale de manière générale sont peu traitées en Belgique, que ce soit dans les débats publics ou dans les programmes d’enseignement. Ce pan de l’histoire semble revêtu du voile du silence, peut-être du fait que nous avons encore tous un parent ayant vécu au Congo… L’histoire devient alors trop personnelle. Il semble qu’il y ait une réelle amnésie par rapport à ces questions. Or, elles sont cruciales car l’histoire coloniale est fondatrice des rapports que la Belgique et le Congo entretiennent, elle marque également les premiers pas pour les Belges dans la représentation qu’ils se font de l’Afrique. Des liens peuvent également être établis entre la violence actuelle et le système de gouvernement instauré pendant la colonisation. Un tel constat est là pour rappeler que le passé peut peser sur le présent, mais cela ne doit pas nous empêcher de garder un regard lucide.

Un article publié dans le « Guardian » en janvier 2005 faisait remarquer qu’ « aucun pays colonial n’avait été aussi réticent à reconnaître les violences qu’il avait commises », ce qui a pour conséquence, comme l’a fait remarquer un professeur de l’université de Sussex, que « l’opinion publique belge n’en sait pas assez long sur ces atrocités ». Que sait-on du travail obligatoire, de l’exploitation des populations locales ? Que sait-on du climat de terreur mis en place par les agents d’Etat dans le commerce de l’ivoire et du caoutchouc rouge ? Dans le cadre de ce colloque, nous n’avons l’intention de faire le procès de personne. On essaye juste de combler des vides, de comprendre comment cela a été possible.

A quelles formes de violences les populations étaient-elles confrontées ?

La forme la plus frappante est évidemment la violence qui a été associée à la conquête, à la fixation des frontières mais aussi au maintien de l’autorité. Violence brutale qui dans plusieurs cas a frisé l’extermination de chefferies tout entières, de villages, voire de groupes ethniques. C’est le cas du groupe « tabwa » qui s’est opposé à l’avancée d’un officier belge et de sa caravane dans l’est du Congo. Face au refus d’obtempérer, les militaires ont brûlé et fait raser leurs villages. Ils ont tué les hommes, mis aux travaux forcés les femmes et les enfants. La tête du chef fut décapitée et envoyée au musée d’histoire naturelle et les objets d’art pillés. Comme le dit S. Ellis dans son article sur la violence dans l’histoire de l’Afrique : « les partisans du régime colonial légitimaient les campagnes militaires les plus brutales en avançant comme argument la nécessité pour les empires coloniaux de s’assurer le monopole de la violence »… Par rapport à de tels événements, aussi choquants soient-ils, il est difficile de déterminer ce qui correspondait aux lois de la guerre de l’époque. Où la limite doit-elle être posée ? Comment poser un regard sur les violences commises a posteriori. Les historiens s’affrontent d’ailleurs sur le point de savoir s’ils ont le droit d’appliquer au passé les normes morales du présent. A cette réflexion, on peut nous-mêmes se poser la question de savoir lesquels parmi nos idées et nos actes seront condamnés et jugés inhumains par les générations futures ?

La violence était également présente à d’autres niveaux, à d’autres époques. Dans l’exploitation du caoutchouc, par exemple. Le professeur Harme de l’Université de Yale, a ainsi relevé une lettre d’un agent de l’Etat qui dit que : « le seul moyen d’obtenir le caoutchouc est de se battre ». Il développe également l’idée que la récolte de caoutchouc était proportionnelle au nombre d’armes possédées. Celles-ci étaient régulièrement confiées à des sentinelles locales, mais pour éviter le gaspillage des munitions, la main droite des victimes devait être apportée pour chaque cartouche utilisée.

Violence encore dans les colonies scolaires. Destinées à la base à protéger les enfants contre les trafics d’esclaves ou à accueillir les enfants délaissés par leurs familles, ces colonies scolaires sont parfois devenues des lieux de violence et de répression. Le règlement permettait en effet les châtiments corporels : 25 coups de chicotte pour les grands élèves, 15 coups pour les plus jeunes. Les mauvais traitements étaient souvent rendus en raison de l’immoralité présumée des enfants ou en cas de refus de respect de l’autorité.

Les violences commises étaient-elles connues du public en Belgique ou étaient-elles vécues à « huis clos » ?

L’Etat indépendant du Congo, domaine privé du roi Léopold II, ressemblait, avant son annexion par la Belgique, davantage à une entreprise privée qu’à une colonie classique. Face à l’absence de contrôle et de justice, les abus proliféraient. Les révélations et les réactions n’ont malgré tout pas tardé à se faire connaître et le roi finit par envoyer une commission d’enquête qui conclut que les atrocités engageaient gravement la responsabilité de l’administration de l’Etat et des sociétés concessionnaires. Lorsque le Congo devint partie intégrante de la nation belge, nos autorités ont marqué le souhait de tirer un trait sur la « période léopoldienne » et son régime brutal (c’est le début de l’amnésie…) et ont affirmé leur volonté de créer une colonie modèle. Ce système demeura néanmoins autoritaire, avec un système hiérarchique et paternaliste contrôlé par Bruxelles. Le travail obligatoire ne fut pourchassé qu’à partir des années trente et les libertés de presse, de réunion et d’associations ne furent effectives qu’à partir de 1959.

Les représentations véhiculées par le pouvoir colonial ont, semble-t-il, aussi relevé d’une forme de violence ?

Oui, et l’imagerie populaire via les affiches et les cartes postales sont là pour nous éclairer. On dispose par exemple d’une carte (cfr illustration) représentant « l’exécution d’un nègre à Boma » avec pour texte de l’auteur : « Recevez, cher Monsieur Blaikens, mes meilleures salutations du Congo. Je suis bien arrivé et je commence à m’habituer. Boma est une belle ville. On y a tout le confort… » Les romans coloniaux, les blagues et la photographie ont permis aussi de véhiculer d’une part des épisodes brutaux de la vie coloniale et d’autre part des stéréotypes qui continuent à voyager aujourd’hui encore. Ceux-ci contribuaient notamment à diffuser une version assez pornographique de l’Afrique : femmes représentées presque nues sur bon nombre de photographies, idée reprise dans de nombreux documents que les Africains sont lubriques, dominés par leur pulsion sexuelle. Un cours donné en 1944 en préparation au départ par la Ligue Coloniale belge disait ceci : « Il est nécessaire ici de parler du danger d’avoir une maîtresse noire (…), le système nerveux du blanc n’est pas fait pour supporter la durée du coït des indigènes qui ne dure pas un instant ou des heures, mais des jours…C’est pourquoi le petit nègre malicieux, vivant et travailleur, devient à la puberté, une brute ».

Le passé colonial de la Belgique est un débat qui n’a pas fini de mobiliser. Il est malheureusement souvent cantonné dans les extrêmes. Alors qu’il y a quelques décennies, la fierté de la nation faisait fi des atrocités commises, beaucoup considèrent aujourd’hui « notre civilisation comme la pire après que nos pères se sont crus les meilleurs ». Face à ce trop plein d’émotion, ce sentiment de culpabilité, il est temps de dépasser les réticences de chacun et d’aborder la relecture de notre passé, sans diabolisation et sans faux-semblant.

 

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