L’antisémitisme

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Encyclopaedia universalis

 D’où vient cet antisémitisme qui se propage depuis des siècles ? Quel est le début de cette affaire ? Excellente synthèse dans l’Encyclopædia Universalis.

Le terme d’antisémitisme a été forgé en 1873 par un journaliste de Hambourg, Wilhelm Marr, dans un libelle : La Victoire du judaïsme sur le germanisme. Il n’est pas adéquat à son objet et l’on devrait plutôt dire “antijudaïsme” s’il était encore temps de changer l’usage.

On entend par antisémitisme une attitude d’hostilité à l’égard des minorités juives, quel que soit, d’ailleurs, le motif de cette hostilité. Défini ainsi, l’antisémitisme est beaucoup plus ancien que le terme relativement récent qui le désigne. On sait en effet que, depuis la première dispersion des habitants du royaume de Juda, après la prise de Jérusalem par Nabuchodonosor en 587 avant J.-C., les juifs n’ont jamais cessé d’être plus ou moins en butte à l’hostilité des populations auxquelles ils étaient mêlés. Ce comportement s’explique par l’intransigeance religieuse des juifs et par leur refus de s’assimiler aux nations (gentes, d’où vient le terme de “gentil”, qui désigne, pour les juifs, tout ce qui n’est pas juif).

L’apparition du christianisme, la naissance d’une Église chrétienne séparée de la Synagogue, admettant les gentils sans leur imposer les usages juifs – et notamment la circoncision – mais prétendant tout ensemble abolir et continuer Israël en un Israël nouveau, héritier de la Promesse et de l’Alliance, ont créé de nouveaux motifs de conflit. La prise de Jérusalem par Titus en 70, la destruction du second Temple et la nouvelle dispersion d’Israël aggravèrent encore les choses. Comme les Romains distinguaient mal les juifs des chrétiens, juifs et chrétiens, pendant les trois premiers siècles de notre ère, furent entraînés dans une polémique haineuse, dont on rencontre de multiples traces aussi bien dans le Talmud que dans les écrits des Pères de l’Église. C’est ce qui permet de parler d’un antisémitisme proprement chrétien, dont on trouve les premières manifestations dans les Évangiles – en particulier dans le quatrième, le plus récent. Les juifs sont accusés de déicide et, d’une façon plus générale, on ne leur pardonne pas d’avoir repoussé “la Bonne Nouvelle”.

Le triomphe de l’Église au IVe siècle marque pour les juifs en pays chrétiens le commencement d’une ségrégation qui a revêtu des formes diverses selon les lieux et les époques et qui ne devait prendre fin qu’avec la Révolution française. Toutefois, même si l’on rencontre dans la liturgie ou dans les usages qui l’accompagnent de nombreuses traces d’antisémitisme, l’Église n’a jamais officiellement professé l’antisémitisme. Au contraire, dans la chrétienté médiévale, fondée tout entière sur la communauté de foi, les juifs sont les seuls non-chrétiens tolérés, pourvu qu’ils se soumettent, de plus ou moins bon gré, à certaines discriminations. À partir du VIIe siècle, leur situation est à peu près la même en terre d’Islam. Mais ils purent ici, et notamment dans l’Espagne musulmane, déployer librement leur génie propre. C’est que l’opposition religieuse qui les distinguait des musulmans n’était pas de même nature que celle qui les séparait des chrétiens. L’accusation de déicide et le refus de “la Bonne Nouvelle” signifient moins en terre d’Islam. Si les juifs en pays musulmans ont fini par être enfermés dans des mellahs , qui sont l’équivalent des ghettos, ils eurent rarement à y subir les violences qui, à partir du XIe siècle, furent leur lot en chrétienté.

Les premiers massacres de juifs en pays rhénan furent la conséquence du grand mouvement populaire qui, en 1096, entraîna les masses chrétiennes vers le Saint-Sépulcre. Il paraissait naturel que, comme préface à la délivrance du Saint Tombeau, on massacrât les juifs, ces ennemis de Jésus-Christ. Non seulement la hiérarchie chrétienne n’encouragea pas ces excès, mais plusieurs évêques s’efforcèrent, sans succès, de protéger les juifs contre la fureur du peuple. Les régions directement administrées par le pontife romain, en particulier Avignon et le Comtat, furent même pour les juifs des asiles où ils purent mener une existence sans troubles. Ceci n’empêchait pas l’Église de les considérer avec méfiance. Ainsi le comte de Toulouse, au début du XIIIe siècle, à la veille de la croisade albigeoise, fut sommé par l’autorité ecclésiastique d’exclure les juifs de son administration. Pendant le bas Moyen Âge, les juifs ne cessent d’être accusés de toute espèce de méfaits et ils sont souvent victimes des tribunaux d’Inquisition, au même titre que les hérétiques et les sorciers. On les soupçonne d’empoisonner les sources, de répandre la peste, de tuer des enfants chrétiens pour utiliser leur sang dans des cérémonies inhumaines, de profaner les hosties consacrées, etc.

Tout au long de l’histoire de l’antisémitisme, et jusqu’à nos jours, nous retrouverons ces griefs, qui remontent parfois à l’Antiquité, en particulier le crime rituel. Car nous voyons se préciser, dès le Moyen Âge, quelques-uns des traits permanents de l’antisémitisme ; ils ne sont pas forcément de nature religieuse. Ce qu’on reproche d’abord aux juifs, c’est d’être différents ; d’être des hommes qui ne vivent pas comme tout le monde. Ils ont leurs usages propres, auxquels ils sont farouchement attachés. Certains métiers leur sont interdits, en particulier la culture de la terre et les armes. Ils sont contraints de se livrer au commerce, en particulier au commerce de l’argent. L’Église condamne le prêt à intérêt, qu’elle qualifie d’usure. Au moment où se constituent les premières communautés urbaines, aux XIIe et XIIIe siècles, on ne peut pourtant éviter ces opérations financières. Les juifs vont se charger de ce qui est interdit aux chrétiens. Ils le peuvent d’autant mieux qu’entre les communautés juives répandues non seulement dans toute la chrétienté mais en Islam, les relations sont étroites et constantes. La banque n’est certes pas le monopole exclusif des juifs, les Templiers et les Lombards l’exercent aussi ; mais les juifs y occupent néanmoins une place disproportionnée à leur nombre. Les princes trouvent commode de laisser le juif s’engraisser par des opérations usuraires pour, ensuite, le presser comme une éponge et s’enrichir de ses dépouilles. Tout cela n’est pas fait pour diminuer l’animosité populaire contre le juif. Les diverses autorités temporelles encouragent donc l’antijudaïsme et en profitent. Nous voyons alors se succéder les pogroms et les expulsions de juifs. Ils sont rejetés d’Angleterre en 1290, de France en 1394, d’Espagne enfin en 1492, l’année même de la prise de Grenade, sans parler d’autres expulsions locales un peu partout en Europe occidentale. L’expulsion d’Espagne fut particulièrement grave, car il s’agissait ici d’une communauté nombreuse et prospère, liée depuis des siècles à l’histoire et à la culture du pays. Des expulsions de ce genre se produiront encore au XVIe et même au XVIIe siècle. Les juifs trouvèrent refuge dans l’Angleterre de Cromwell et surtout dans la république libérale des Pays-Bas où naquit, d’une famille d’origine portugaise, Spinoza.

Le siècle des Lumières fut pour les juifs une époque de relative tranquillité. Cependant quelques-uns des esprits les plus libres de ce temps, notamment Voltaire, manifestèrent des sentiments antijuifs assez violents. L’honneur de l’émancipation des juifs par la Révolution française revient en particulier à l’abbé Grégoire, dont l’Essai sur les Juifs avait paru en 1787 et qui fit voter le 27 septembre 1791 la loi d’émancipation des juifs. Pendant les guerres de la Révolution, les soldats de la République abattirent, partout où ils passèrent en Europe, les murailles et les portes des ghettos. Alors commence une période toute nouvelle dans l’histoire des juifs et aussi dans celle de l’antisémitisme. Comme un ressort longtemps comprimé, le judaïsme se détend et le problème ne paraît plus tellement être pour les juifs de lutter contre leurs ennemis que de préserver leur spécificité dans un monde où les privilèges du sang et de la race tendent à disparaître. Les juifs prennent une part active à la révolution industrielle qui atteint les nations européennes. On connaît la fortune des Rothschild ; les Pereire et beaucoup d’autres furent saint-simoniens. Mais cette période d’apaisement dura relativement peu et l’on doit considérer l’antisémitisme, sous sa forme moderne, comme une conséquence directe de l’émancipation.

1. Origines de l’antisémitisme moderne

Les meilleurs amis des juifs dans le passé, notamment l’abbé Grégoire, espéraient que l’émancipation ne tarderait pas à réduire l’unicité juive et que le problème posé depuis tant de siècles serait résolu par la disparition progressive du particularisme juif. Or, il n’en fut rien. Notre objet n’est pas ici de chercher les raisons de ce phénomène, mais simplement de le constater. Il est, en effet, à l’origine de l’antisémitisme moderne, qu’il faut distinguer de tous les mouvements antijuifs du passé.

Antisémitisme moderne et antijudaïsme

L’antisémitisme moderne emprunte nombre de ses éléments à l’antijudaïsme du passé, qu’il s’agisse d’éléments religieux, comme l’accusation de déicide, ou d’éléments sociologiques, comme l’animosité contre les manieurs d’argent. Mais il doit ses caractères propres à l’atmosphère historique dans laquelle il est né et s’est développé. Tout d’abord, il fut causé par le fait même de l’émancipation. Aussi longtemps que les juifs avaient vécu dans des quartiers à part, on pouvait bien les détester, mais ils ne posaient pas de problème grave aux communautés dans lesquelles ils étaient comme enkystés. Une question analogue à celles du XIXe siècle s’est seulement posée en Espagne, au XVe siècle. Là, en effet, l’élément juif était tellement répandu que son extirpation a pu paraître indispensable à la pureté du sang, d’autant que de nombreux juifs, les marranes , avaient feint une conversion au christianisme qui les rendait particulièrement difficiles à identifier. Aussi ne faut-il pas s’étonner si l’on rencontre dans l’Espagne du XVIe siècle quelque chose qui ressemble au racisme de notre époque.

Ce qui avait été une exception devient la règle au XIXe siècle. D’abord à cause de l’émancipation, qui fut une sorte de troisième dispersion. Les internés du ghetto se répandent désormais partout. Si la rouelle ne les distingue plus, ils se signalent encore par des noms spécifiques et des usages particuliers. L’élément étranger ou étrange qu’ils représentent n’est plus localisé. Ensuite, l’émancipation n’a pas été universelle. Elle affecte surtout les communautés occidentales qui deviennent dès lors un pôle d’attraction pour les juifs d’Europe orientale où l’émancipation ne s’est pas encore produite. Si les juifs depuis longtemps établis en France ou en Allemagne s’assimilaient facilement et devenaient bientôt méconnaissables, ils étaient sans cesse relayés par des juifs d’Europe orientale. Même si la solidarité juive n’a joué que très imparfaitement entre les juifs anciennement établis et les nouveaux venus, elle a pourtant retardé le processus d’assimilation et donné aux non-juifs le sentiment d’une invasion et d’une contamination sournoises.

Origines prochaines de l’antisémitisme

Le XIXe siècle est celui des nationalités et de l’industrialisation. Il faut examiner à part ces deux phénomènes. Après la chute des puissances traditionnelles, sous l’influence à la fois de la Révolution française et des théories nationalistes allemandes, la nation devient le cadre unique dans lequel les hommes se groupent et se reconnaissent. Les juifs sont-ils une nation dépourvue de territoire et, par suite, de frontières ? Leurs relations internationales, la solidarité qu’ils maintiennent par-dessus les frontières que les nations anciennes et nouvelles dressent farouchement entre elles, le fait qu’il y avait des Rothschild à Paris, à Londres et à Vienne, tout cela tendrait à faire croire qu’il existe effectivement une nation juive, étrangère aux nations parmi lesquelles elle est répandue. L’ubiquité juive menace l’unité et la cohésion des diverses nations. Le nationalisme, sauf peut-être en Grande-Bretagne, sera volontiers antisémite. Quant au sionisme, inspiré à Theodor Herzl par l’affaire Dreyfus, il ne fut, à la fin du siècle, qu’une réplique juive au nationalisme qui s’était développé en Europe et s’était montré antijuif.

Mais l’antisémitisme moderne est dû davantage encore à la transformation économique et sociale consécutive à l’industrialisation. Le phénomène est d’abord sensible en Europe centrale, où régnait jusqu’alors un artisanat corporatif qui avait toujours exclu les juifs, les obligeant à se spécialiser dans le commerce de l’argent. Les juifs se trouvèrent donc mieux placés que quiconque pour introduire dans ces pays l’économie manufacturière, qui faisait à l’artisanat une concurrence mortelle et où, comme on sait, les ouvriers, dépourvus de toute protection légale, étaient cruellement exploités. Les juifs d’Europe centrale ne furent pas de pires exploiteurs que les patrons chrétiens de Grande-Bretagne, mais ils le furent de la même façon, et cela explique la haine violente qu’ils soulevèrent à la fois chez les artisans, menacés de prolétarisation, et chez les ouvriers. En outre, les juifs voyaient s’ouvrir devant eux l’accès aux professions libérales, exigeant des qualités intellectuelles. Par tradition, les juifs ont le respect de l’étude et du savoir. Ils disposaient, dans ce domaine, d’une supériorité en quelque sorte native. Leurs succès ne pouvaient donc que porter ombrage à une bourgeoisie, elle-même fraîchement émancipée, et qui cherchait dans les mêmes professions un avenir pour ses fils.

On comprend que, dans ces conditions, l’antisémitisme se soit étendu à presque toutes les couches de la population. Les classes conservatrices voyaient dans la promotion des juifs une conséquence de la Révolution française qu’elles abhorraient. La bourgeoisie, grande ou petite, voyait en eux des concurrents dangereux et mieux armés, d’autant qu’une certaine solidarité héritée de la promiscuité du ghetto et qui, du reste, caractérise en général tous les groupements minoritaires, jouait souvent en faveur du juif. Enfin, la classe ouvrière, durement exploitée, tournait contre les patrons juifs une partie de sa force revendicatrice. Quant aux paysans, qui avaient depuis longtemps souffert de l’usure, ils étaient traditionnellement dressés contre le prêteur juif, comme ils l’eussent été contre n’importe quel autre prêteur. Le nationalisme fournissait à cette haine de nobles prétextes et les préjugés religieux hérités du passé faisaient le reste.

On voit donc que l’antisémitisme moderne est issu d’un ensemble convergent de facteurs hétérogènes, les uns anciens, les autres nouveaux, ceux-ci étant les plus importants. Cette importance a souvent été méconnue par des hommes de bonne foi, tel Jules Isaac, qui voyait dans le préjugé religieux la racine même de l’antisémitisme parce que, depuis le triomphe du christianisme, on le retrouve à toutes les époques. En réalité, si ce triomphe a constitué une assise psychologique qui a grandement facilité l’installation de la mentalité antisémite, il ne semble pas prédominer à l’époque moderne et il ne suffit pas pour expliquer les formes prises par l’antisémitisme depuis un siècle.

Antisémitisme et racisme

Ce que l’on reproche essentiellement au juif depuis l’émancipation, c’est son altérité. Il reste différent, et si certains juifs ne cherchent qu’à s’assimiler et à faire oublier cette différence, au point que l’on a pu parler d’un “antisémitisme juif”, c’est-à-dire de l’hostilité profonde de certains juifs à tout ce qui est juif, l’assimilation ne fut jamais que le fait d’une minorité. Le juif émancipé ne cesse qu’exceptionnellement d’être reconnaissable, et c’est d’abord ce qu’on lui reproche et ce qui lui suscite des ennemis dans tous les secteurs de l’opinion. Les nationalistes voient dans cette différence une atteinte permanente à l’unité nationale.

Mais les internationalistes n’en sont pas moins choqués, car elle est pour eux la négation de l’unité humaine. Le sort du juif est d’être en butte à la fois aux tenants des préjugés traditionnels et aux apôtres d’une humanité qui serait enfin réconciliée avec elle-même. Le cas de Richard Wagner est, à cet égard, plein d’enseignements. En 1848, dans la fièvre de la Révolution, il écrivait : “L’humanité ne connaîtra jamais de liberté véritable tant qu’il restera des opprimés dans le monde, aussi peu nombreux qu’ils soient et aussi loin qu’ils se trouvent.” Deux ans après, à la suite d’un différend avec le compositeur juif Meyerbeer, le même Wagner écrit un pamphlet sur Le Judaïsme dans la musique, qui est violemment antijuif, et où l’on peut trouver les éléments essentiels de l’antisémitisme moderne.

Que s’est-il passé ? La haine pour Meyerbeer ne semble avoir été ici que l’occasion. Wagner, en réalité, a été amené à opposer l’instinct qui considère le juif comme un corps étranger au sein des nations à la raison abstraite qui voudrait que le juif fût respecté en tant qu’homme, en dépit des traits spécifiques qu’il conserve. La position du rationaliste n’est pas, en réalité, très différente, bien qu’elle parte de prémisses tout opposés. Si, en effet, dans la société capitaliste libérale, les hommes sont considérés comme égaux, puisque tous les privilèges de naissance et de rang sont théoriquement abolis, c’est là en fait un pur mensonge.

L’argent est désormais devenu le paramètre universel. Or, parce que les juifs sont traditionnellement les hommes de l’argent, il est naturel qu’ils triomphent dans une société ainsi constituée. Marx et Wagner se trouvent donc paradoxalement d’accord pour reconnaître dans le juif le symbole de ce que l’un appelle la corruption et l’autre le mensonge de la société libérale. La conclusion de Wagner aurait pu être celle de Marx : “Songez bien qu’une seule chose, disait-il aux juifs, peut vous sauver de la malédiction qui pèse sur vous : la rédemption d’Ahasvérus, l’anéantissement .” En somme, l’antisémitisme ne cessera que le jour où la disparition des juifs, soit dans la masse humaine, soit dans les entités nationales entre lesquelles ils sont dispersés, l’aura privé de tout aliment. Il est utile de souligner que les années quarante du siècle dernier sont aussi celles où s’effectue l’émancipation des juifs de l’Europe centrale et où tombent pour eux les dernières discriminations.

Toutefois, ce n’est que vingt ans après, au lendemain de la guerre franco-allemande de 1870, que se produisent les premières manifestations spécifiquement politiques du nouvel antisémitisme. Il y eut, en 1873, une crise économique qui affecta particulièrement l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. Il fallait un bouc-émissaire : la finance juive et les juifs en général furent rendus responsables de la catastrophe par un certain nombre de publicistes, et notamment par ce Wilhelm Marr, inventeur du terme d’antisémitisme. Si le mot qu’il a ainsi forgé nous a semblé inadéquat, c’est parce qu’il se référait à une théorie sur les groupes raciaux et linguistiques mise en circulation par le fameux Essai sur l’inégalité des races humaines du comte de Gobineau, publié de 1853 à 1855. Il est difficile de savoir si l’ouvrage de Gobineau, vingt ans après, était suffisamment connu en Allemagne pour influencer le publiciste de Hambourg. Mais ses idées étaient dans l’air et cela suffit pour qu’elles aient exercé une influence, fût-elle indirecte. On peut en dire autant du livre de Darwin sur l’Origine des espèces , qui avait paru en 1859.

La biologie et la linguistique ont fait de grands progrès vers le milieu du siècle dernier. La première, avec Darwin, mettait en lumière le combat pour la vie et la survivance des plus aptes. La seconde distinguait un certain nombre de grandes familles linguistiques, en particulier la branche indo-européenne ou aryenne et la branche sémitique. Il s’est produit une regrettable confusion entre la notion purement biologique de race et le concept philologique de groupe linguistique. Ces deux réalités n’ont rien de commun. Les peuples qui parlent des langues sémitiques appartiennent à plusieurs races, et de même ceux qui parlent des langues indo-européennes ou aryennes. Cela n’a point empêché les soi-disant aryens de se considérer, à la suite de Gobineau, comme une race supérieure dangereusement affaiblie par le mélange avec les prétendus sémites que sont les juifs. D’où le terme d’antisémitisme, qui se rapporte à une réalité philologique, mais qui évoque indiscutablement, chez son auteur et chez ceux qui l’ont repris après lui, un phantasme racial.

Le nouvel antisémitisme qui surgit, dans la seconde moitié du XIXe siècle, a dès l’origine une coloration raciste. Wagner n’avait pas attendu Gobineau pour employer contre les juifs des arguments racistes et on ne tardera pas à les retrouver sous la plume de Nietzsche, bien qu’il ait désapprouvé l’attitude de Wagner. Il importe cependant de distinguer l’antisémitisme et le racisme, car les deux courants ne se mélangent pas toujours, notamment en Europe occidentale et plus particulièrement en France. Leur contenu et leurs motivations ne sont pas les mêmes.

Le racisme manifesté par les Blancs à l’égard des gens de couleur ne s’accompagne pas forcément d’antisémitisme, même si c’est le plus souvent le cas. Le fond du racisme, c’est la conviction que les diverses races humaines sont naturellement inégales et que l’on appartient à la race supérieure, qui doit se défendre contre tout métissage. Les prémisses de l’antisémitisme sont autres. Outre qu’on ne peut soutenir sérieusement que les juifs constituent une race – toutes les recherches scientifiques faites à ce sujet ont démontré qu’il n’en est rien – cette ethnie juive n’est pas toujours considérée par les antisémites comme une ethnie inférieure. Dans ce cas, en effet, elle ne serait pas si dangereuse, puisqu’elle est largement minoritaire. L’antisémite redoute le juif, au fond, parce qu’il lui trouve des qualités dont il est lui-même dépourvu et qui expliquent suffisamment les succès juifs, la place de plus en plus grande que prennent les juifs non seulement dans la banque et dans les affaires économiques, mais aussi dans l’université, la littérature et les arts, les professions libérales et le journalisme. Cette place est jugée disproportionnée au nombre des juifs, mais non pas à leurs mérites dans l’ordre intellectuel.

L’antisémite éprouve, depuis l’émancipation des juifs, un sentiment d’infériorité à leur égard. Mais comme il ne veut pas se l’avouer, il invente le mythe compensateur de la supériorité raciale et, s’il reconnaît de mauvaise grâce la supériorité intellectuelle du juif, il lui attribue une infériorité morale qui explique ses succès, autant que sa valeur intellectuelle : pour lui, les juifs sont des intrigants, des arrivistes sans scrupule qui se font la courte échelle et envahissent ainsi les centres nerveux de la société ; le non-juif finit par s’apparaître à lui-même comme un être vulnérable parce que dépourvu de malice, et qu’il importe d’éclairer sur l’invasion sournoise dont il est l’objet.

Tel est le rôle de l’antisémitisme ; il réveille des dormeurs trop confiants ; il leur donne conscience du danger caché qui les menace ; il leur rappelle opportunément qu’ils ont le droit pour eux et aussi la force : le droit parce que les juifs sont des étrangers dans le corps national, la force parce que les non-juifs sont de beaucoup les plus nombreux et qu’ils n’ont qu’à le vouloir pour se défendre victorieusement. L’antisémitisme fait donc appel aux plus bas instincts ; on est naturellement porté à détester celui qui ne vous ressemble pas, celui qui se distingue par une différence, par un signe. Plus léger, plus difficile à percevoir est ce signe, plus il importe de le déceler et plus il est redoutable. Au temps du ghetto, on savait immédiatement à qui l’on avait affaire, qui était juif et qui ne l’était pas. À présent il convient de se méfier. L’Espagne du XVIe siècle avait connu cette recherche du marrane , du juif faussement converti.

Au XIXe siècle, après l’émancipation, il ne s’agit plus d’une fausse conversion au christianisme, mais d’une fausse conversion au patriotisme, à la manière de vivre des non-juifs : “On en rencontre partout, jusque dans l’armée, et si l’on n’est pas particulièrement vigilant, on laisse le champ libre à leur action pernicieuse. Car, quoi qu’ils fassent, ils ne peuvent ni ne veulent cesser d’être juifs.” Ils demeurent autres et l’antisémite est habile à discerner cette altérité qui se dissimule pour mieux agir. Nous sommes alors en présence d’une véritable phobie, qui ne s’était manifestée sous une forme religieuse dans la chrétienté médiévale que parce que le ciment de cette société était religieux.

2. Antisémitisme et nationalisme

L’antisémitisme au siècle des nationalités

Au XIXe siècle, c’est la nation qui est le ciment social. C’est donc la nation qui doit repousser ou tout au moins endiguer le juif, si elle tient à ne pas être dénaturée ni mise hors d’état de se défendre. Si l’antisémitisme a pris une forme raciste dans les pays germaniques, c’est parce que le concept de nation n’y est pas exactement le même que dans l’Europe occidentale. Ici la nation est avant tout un territoire aux limites géographiques précises, dont l’unité ne se fonde ni sur la race, ni sur la langue, mais sur le consentement. Mais la nation allemande a été définie dans les fameux discours de Fichte comme une unité linguistique : l’Allemagne devrait s’étendre aussi loin que s’étend la langue allemande. Or nous avons vu qu’une étrange confusion s’est établie vers le milieu du siècle entre le linguistique et le racial, en sorte que les hommes de langue allemande ont pu se considérer comme appartenant à une prétendue race nordique qui est métissée et corrompue par l’intrusion d’une autre race, d’autant plus redoutable qu’elle parle aussi allemand, et que même le dialecte forgé par les juifs ashkenazim au Moyen Âge, le yiddish, est un dialecte germanique.

La nation allemande est donc poussée à l’antisémitisme par une sorte de dynamique propre, qui ne se retrouve pas ailleurs au même degré. Surtout quand cette nation est elle-même minoritaire dans un État multinational tel que l’Autriche-Hongrie après 1867. Les Allemands sont en Cisleithanie la nation dominante, comme les Magyars en Transleithanie. Mais ils doivent défendre cette suprématie contre les Slaves, plus nombreux. C’est pourquoi leur sentiment germanique s’exacerbe.

L’antisémitisme a ainsi trouvé à Vienne un terrain particulièrement favorable. Vienne est une ville catholique. L’antisémitisme de Lueger, qui réussit à se faire élire bourgmestre de Vienne en exploitant précisément les tendances antisémites de la population, n’était pas un antisémitisme raciste. Il empruntait plutôt ses arguments à la position économique des juifs et aux préjugés religieux datant du Moyen Âge. Ce furent néanmoins les discours de Lueger qui fixèrent les idées de Hitler et c’est dans la même atmosphère viennoise que s’est formé le fondateur du sionisme, Theodor Herzl. Le rapprochement est significatif.

Il y avait à la même époque un autre centre actif d’antisémitisme en Allemagne du Nord : Berlin. Le prédicateur de la Cour, Adolf Stöcker, prit la tête du mouvement. Il était soutenu par les hobereaux agrariens qui détestaient le libéralisme de l’école de Manchester et qui considéraient la doctrine du “laissez faire, laissez passer” comme une doctrine spécifiquement juive. N’était-elle pas l’expression de ce cosmopolitisme antinational que l’on reprochait tant aux juifs ? Les catholiques, qui sortaient à peine des rudes épreuves du Kulturkampf , se joignirent volontiers au mouvement, tandis que les nationaux-libéraux de l’Allemagne de l’Ouest et surtout les sociaux-démocrates marxistes s’y opposaient. Ces derniers avaient parfaitement vu que la bourgeoisie détournait sur les juifs les colères de la classe ouvrière. Ainsi les deux États allemands connurent-ils, à partir de 1880, une vague d’antisémitisme. La Hongrie n’était d’ailleurs pas épargnée ; c’est là que se produisit en 1882 le scandale du prétendu meurtre rituel de Tisza-Eszlar. À la même époque, la vague antisémite déferlait également en Russie et en France, pour des raisons assez différentes.

Le 13 mars 1881, Alexandre II fut tué à Saint-Pétersbourg. L’attentat était l’œuvre des nihilistes, mais ceux-ci avaient bénéficié de nombreuses complicités juives, entre autres celle d’une jeune fille, Hesse Helfmann. Il n’en fallut pas davantage à l’administration tsaristepourdétourner sur les juifs la colère du peuple. Alors commence la série des pogroms. Ce mot russe signifie dévastation, et il s’applique parfaitement à ce qui se passa à Kiev, capitale de l’Ukraine, le 6 avril 1881. En voici la description, d’après un rapport de police :

“Le 6 avril, les troubles commencèrent à sept heures du matin et s’étendirent à toute la ville avec une rapidité extraordinaire. Employés de boutique, garçons d’auberge, artisans, cochers, fonctionnaires de l’État, élèves-officiers, soldats de l’armée, tous se joignirent au mouvement. La ville offrait un aspect inhabituel : les rues étaient parsemées de plumes d’édredon et de meubles ; dans les maisons, portes et fenêtres avaient été défoncées. Une foule enragée se répandait dans toutes les directions, criant et hurlant, poursuivant son travail de destruction sans rencontrer la moindre résistance. L’indifférence absolue de tous ceux qui n’étaient pas juifs devant cette rage destructrice complétait ce tableau […] Le soir, il y eut une recrudescence de troubles avec les paysans des environs qui envahissaient la ville, attirés par le pillage des biens juifs.”

De tels pogroms ont eu lieu en Russie pendant plus de vingt ans, amenant beaucoup de juifs de Russie et de Pologne, alors annexée en partie à l’Empire russe, à fuir aux États-Unis ou au Canada. Tous passaient par l’Europe centrale et occidentale, quelques-uns s’y fixaient. Cet afflux de nouveaux immigrants juifs à la fin du siècle dernier et au commencement de celui-ci ne contribua pas peu à renforcer l’antisémitisme dans ces pays, d’autant que, vers 1900, la police secrète russe commença à faire circuler, sous le nom de Protocoles des Sages de Sion , un texte fabriqué qui contenait tous les éléments de ce que l’on devait appeler plus tard “la conspiration judéo-maçonnique”. Il s’agissait du procès-verbal de prétendues séances secrètes qu’auraient tenues à Bâle en 1897, à l’occasion de la réunion du premier Congrès mondial sioniste, les exilarques (chefs des juifs en exil) du monde entier. En corrompant systématiquement les mœurs de l’Europe chrétienne et en achetant leurs chefs, juifs et francs-maçons se seraient proposé d’obtenir l’empire du monde sur les ruines de la chrétienté. En mai 1882, enfin, la Russie tsariste avait adopté la législation antijuive la plus systématique qui ait été élaborée avant les lois racistes de Hitler.

La France ne fut pas épargnée par cette marée antisémite. Le 24 octobre 1870 avait été pris le décret Crémieux qui accordait la citoyenneté française de plein droit à tous les juifs d’Algérie. Cette mesure ne fut pas étrangère au soulèvement de Kabylie en 1871 ; mais surtout elle provoqua et entretint dans la population européenne d’Algérie un antisémitisme plus ou moins virulent. Il en était de même en métropole, pour d’autres raisons. Les Français avaient très mal compris et accepté leur défaite dans la guerre franco-allemande, ils étaient prêts à en inventer des explications de toute sorte. Les juifs, dont beaucoup portent des noms à consonance allemande, furent maintes fois accusés d’avoir affaibli la résistance nationale. Tel était l’état d’esprit d’un grand nombre de Français lorsque se produisit, en 1882, le krach de l’Union générale, banque qui s’était donné pour objet de drainer les capitaux catholiques. Cette banqueroute, qui ruina nombre de petits porteurs, fut attribuée aux intrigues de la “banque juive”. C’est alors que le publiciste Édouard Drumont publia son pamphlet, La France juive , dans lequel il ramassait tous les griefs de la petite bourgeoisie cléricale contre les juifs. L’ouvrage, paru en 1886, à l’heure où déferlait la vague nationaliste du boulangisme, connut un énorme succès. Nationalisme et cléricalisme trouvaient un terrain commun : la haine du juif. À l’alliance du trône et de l’autel succédait celle du sabre et du goupillon, et les juifs en faisaient les frais. Si le juif Naquet se trouvait parmi les partisans de Boulanger, on retenait surtout qu’il était l’auteur de la loi autorisant le divorce. En 1892, Drumont fondait un quotidien qui ne tarda pas à devenir le journal de tous les bien-pensants : La Libre Parole .

L’affaire Dreyfus

Telle était l’atmosphère quand éclata, à l’automne de 1894, l’affaire Dreyfus. Des documents secrets avaient été dérobés à l’état-major général et vraisemblablement communiqués à une ou plusieurs puissances étrangères. À la suite d’une rapide enquête, le chef d’état-major général, Mercier, fit arrêter le capitaine d’état-major Alfred Dreyfus, d’origine juive. Traduit en conseil de guerre, le capitaine Dreyfus, bien qu’il ait toujours protesté de son innocence, fut condamné à la dégradation militaire et déporté à vie dans l’île du Diable, au large de la Guyane française. Le jour de la dégradation à l’École militaire, le 5 janvier 1895, une foule hurlante s’était rassemblée aux cris de : “À mort les juifs !” Il n’était pas douteux pour elle que, si Dreyfus avait trahi, c’était parce qu’il était juif. Ce qui est aujourd’hui certain, c’est qu’il fut, en effet, accusé et condamné avec une incroyable légèreté parce que juif.

Mais un an plus tard, en 1896, le colonel Picquart, chef du deuxième bureau, acquit la conviction que le véritable traître était un commandant d’origine hongroise, Esterhazy. Quand il fit part à ses chefs de sa découverte, ils ne lui en surent aucun gré, et l’expédièrent comme gêneur dans le Sud tunisien. Il fallait que le seul et unique coupable fût le juif Alfred Dreyfus. À partir de ce moment, l’affaire Dreyfus revêtit une ampleur véritablement nationale. La France fut coupée en deux : d’un côté la droite nationaliste et cléricale, avec Barrès, Déroulède et la “Ligue des patriotes”, soutenait l’état-major, “l’honneur de l’armée”, et s’opposait passionnément à la révision du procès Dreyfus.

L’antisémitisme était, une fois de plus, la conviction commune de cette partie de l’opinion. De l’autre côté, derrière la “Ligue des droits de l’homme” et l’“Union pour la vérité”, à l’appel du grand romancier Émile Zola, qui avait publié dans L’Aurore , journal de Clemenceau, son fameux article “J’accuse”, mettant en cause les plus hautes autorités de l’État, à commencer par le président de la République, la gauche et l’extrême gauche se dressaient en faveur de l’innocent condamné. Tandis que la majorité de l’Académie française était d’un côté, la plus grande partie de l’Université était de l’autre.

Condamné une seconde fois par un Conseil de guerre qui, au mépris de tout droit, ne voulut pas infliger de démenti au premier conseil de guerre ni à l’état-major général, finalement Dreyfus fut solennellement réhabilité. Mais il avait fallu, pour parvenir à ce résultat, que les élections de 1902 eussent donné le pouvoir à la gauche soutenue par l’extrême gauche. On a pu parler sans exagération de “révolution dreyfusienne”. Cette banale affaire d’espionnage s’était élevée à la hauteur d’un drame national. C’est l’honneur de la nation française de s’être ainsi passionnée pour le sort d’un innocent. Mais l’affaire Dreyfus avait aussi clairement posé le problème de la présence des juifs dans la nation. Les nationalistes vaincus se résignèrent mal à leur défaite. Jamais l’“Action française”, par exemple, fondée dans la passion de l’affaire Dreyfus, n’a consenti à reconnaître l’innocence de l’accusé, malgré les preuves éclatantes qui en furent fournies après la guerre de 1914, et il a toujours subsisté en France un vieux levain d’antisémitisme, que la défaite de 1940 a réveillé. Les mesures antijuives prises par le gouvernement de Vichy furent appliquées par des hommes tels que Xavier Vallat et Darquier de Pellepoix, qui étaient des antisémites de tradition française. Toutefois, un grand nombre d’antisémites français, révoltés par la barbarie hitlérienne, changèrent d’opinion en voyant où les menait leur obsession passionnelle.

Le nazisme

Après sa défaite de 1918, l’Allemagne subit un traumatisme comparable à celui que la France avait éprouvé en 1871. La colère du peuple, qui s’estimait trahi et attribuait ses revers au fameux coup de poignard dans le dos, se tourna tout naturellement contre les juifs, et l’assassinat de Walter Rathenau le 24 juin 1922 fut une manifestation de cet antisémitisme diffus qui allait cristalliser autour du Parti national-socialiste d’Adolf Hitler. Nous ne pouvons ici entrer dans une analyse complète des éléments très divers qui ont concouru à former le complexe nazi. S’il est légitime de distinguer le racisme en soi de l’antisémitisme proprement dit, le racisme nazi est très spécialement antisémite, même si d’autres groupes humains comme les Tziganes ont eu aussi à en souffrir. Au fur et à mesure que le mouvement s’est renforcé, à partir surtout de la prise du pouvoir (30 janv. 1933) et davantage encore lorsque ses premières victoires eurent livré à Hitler la plus grande partie de l’Europe, cet antisémitisme radical déploya toute son horreur.

Dans la mesure où l’on peut parler d’une idéologie nazie, il faut marquer ici l’importance de l’ouvrage de l’Anglais Houston Stewart Chamberlain, paru en 1899 : Le Fondement du XIXe siècle , où il reprenait les théories de Gobineau et s’inspirait aussi des idées nietzschéennes sur la morale d’esclaves prêchée par le judéo-christianisme et du néo-paganisme wagnérien. Pour la première fois, rompant avec une longue tradition, l’antisémitisme s’accompagnait d’une hostilité plus ou moins camouflée au christianisme. Tantôt on soutient, comme cela avait déjà été fait auparavant, que le Christ n’était pas juif, mais aryen ; tantôt on s’élève ouvertement contre la morale chrétienne. Dans tous les cas, les chrétiens, catholiques et protestants, ne s’y trompèrent pas et comprirent qu’à travers le judaïsme, le christianisme était visé.

L’ouvrage emphatique du théoricien nazi Alfred Rosenberg, Le Mythe du XXe siècle , allait dans le même sens. C’est une novation capitale dans les rapports judéo-chrétiens et cela amène le pape Pie XI à prononcer son mot fameux : “Spirituellement, nous sommes des Sémites.” La persécution nazie a eu deux conséquences : la création, en 1948, de l’État d’Israël, qui a fondamentalement transformé les rapports du judaïsme avec le reste du monde ; et le développement, après la guerre, d’un mouvement d’“amitié judéo-chrétienne” qui a abouti au vote par le concile Vatican II d’une déclaration sur les juifs. Cette déclaration, jugée insuffisante par certains – l’Église n’y faisant pas suffisamment amende honorable pour les anciennes persécutions des chrétiens contre les juifs, et se contentant de “déplorer”, sans condamner avec assez d’énergie, l’atroce comportement des hitlériens contre lequel Pie XII n’avait pas jugé bon de s’élever ouvertement – instaure néanmoins une ère nouvelle dans les rapports judéo-chrétiens. Les Églises non catholiques, groupées dans le “Conseil œcuménique des Églises”, ont adopté une attitude analogue à New Delhi en 1962. Dans une série d’ouvrages parus après la guerre et dont le plus fameux est Jésus et Israël (1948), Jules Isaac s’est heureusement attaché à détruire jusque dans leurs racines les préjugés antijuifs qui avaient empoisonné pendant tant de siècles le christianisme. Même si l’on doit encore lutter pendant de longues années contre des séquelles, c’en est fait d’un antisémitisme qui se réclamerait du christianisme. Les termes d’antisémite et de chrétien ne peuvent être accolés sans contradiction flagrante.

Mais au moment même où le vieil antisémitisme agonise, il est relayé par un autre, encore plus virulent. Jamais, au cours d’une longue et douloureuse histoire, les juifs n’avaient subi persécution aussi forcenée que celle à quoi ils furent soumis par les nazis, de 1933 à 1945. À partir d’une date difficile à préciser (1941 ou 1942), les hitlériens décidèrent d’apporter une “solution définitive” au problème juif. Cette solution n’était autre que l’extermination totale des juifs dans les régions de l’Europe occupée par les nazis. On estime que plus de six millions de juifs, le tiers de ceux qui vivaient dans le monde entier, furent massacrés ; des quatre millions de juifs polonais, il n’en reste plus que vingt mille. Cette extermination était systématique et en quelque sorte administrative ; elle s’accompagnait de mille sévices odieux. C’est ce qu’a montré, entre autres choses, le grand procès d’Eichmann en Israël. On y a vu un fonctionnaire ponctuel et sans passion apparente répondre avec calme de millions d’assassinats. Jamais la technique la plus raffinée n’avait été mise au service de crimes aussi monstrueux.

3. L’antisémitisme après la Seconde Guerre mondiale

Ce qu’il y a de plus inquiétant dans l’antisémitisme hitlérien, c’est qu’il n’est pas mort avec le IIIe Reich. Les plus cruels instincts de l’homme ont été réveillés par cette infamie. Des groupes néo-hitlériens se manifestent encore, non seulement en Allemagne, mais en Suède, en Grande-Bretagne, aux États-Unis, en Afrique du Sud et en France. L’antisémitisme se ramène alors au désir barbare d’opprimer et de supprimer une minorité hétérogène, tendance perverse et criminelle que l’on doit combattre avec d’autant plus de vigilance qu’elle est sournoisement contagieuse.

L’antisémitisme dans les pays de l’Est

Une autre forme d’antisémitisme resta vivante longtemps : celle qui fut propre aux pays de l’Est à l’heure du socialisme. En dépit de quelques excès de plume, on ne peut pas dire que les socialistes en général et Marx en particulier aient été antisémites. Mais ils aspiraient à un universalisme rationnel que heurtait le persistant particularisme juif. Toutefois, la coalition réactionnaire qui s’était formée contre les juifs à la fin du siècle dernier en Russie, en Allemagne et en France avait conduit les sociaux-démocrates à se dresser contre l’antisémitisme, et l’un des premiers actes des bolcheviks en 1917 fut d’effacer radicalement tout ce qui pouvait subsister de la législation antijuive du régime tsariste. On le sait, nombre de chefs bolcheviks étaient d’origine juive ; cet argument a été abondamment exploité, à la fois contre les juifs et contre le bolchevisme, par les nazis et par d’autres. Les juifs ont été couramment accusés tout ensemble de servir les intérêts de la ploutocratie internationale et ceux de la subversion marxiste.

L’antisémitisme qui s’est révélé dans les pays de l’Est depuis la guerre revêt donc un caractère assez particulier. Pour régler les problèmes que leur posait l’héritage d’un empire multinational comme l’était celui des tsars, les bolcheviks furent amenés à formuler une théorie des nationalités qui permit à celles-ci, non seulement de régler leurs propres problèmes, mais aussi de soutenir efficacement les revendications nationales des anciens pays coloniaux. Les juifs furent alors reconnus comme une nationalité distincte en Union soviétique. Mais qu’est-ce qu’une nationalité sans territoire ? Aussi les Soviétiques attribuèrent-ils aux juifs qui voudraient s’y fixer une région de Sibérie, située aux confins nord de la Mandchourie, le Birobidjan. Mais, pour de nombreuses raisons, les juifs n’y allèrent point et le projet fut abandonné. Les trois millions de juifs de l’Union soviétique sont donc demeurés dispersés sur l’ensemble du territoire jusqu’à ce que la libéralisation du régime peu avant sa disparition leur permît d’émigrer.

Qu’est-ce qui distinguait donc le juif en Union soviétique ? Non seulement la religion, que le plus grand nombre sans doute ne pratique plus, mais aussi le dialecte yiddish qui, par l’intermédiaire de journaux, de revues, de théâtres, permettait aux juifs de cultiver un certain nombre de traits communs. Or, après avoir été d’abord encouragées, ces diverses activités culturelles furent singulièrement restreintes. Staline, dans les dernières années de sa dictature, fut pris d’une phobie antijuive et sa mort seule sauva les médecins juifs impliqués dans le complot dit “des blouses blanches”, tandis qu’en Tchécoslovaquie, Slansky fut condamné pour avoir, entre autres choses, manifesté des tendances sionistes. Ce fut là une des conséquences de la création de l’État d’Israël, à quoi pourtant l’Union soviétique s’était montrée favorable. La disparition de Staline atténua pendant quelques années ces manifestations administratives antijudaïques. Mais elles reprirent à partir de 1958 sous la forme de mesures antireligieuses qui atteignirent, d’ailleurs, les chrétiens au même titre que les juifs.

Antisémitisme et antisionisme

On ne lutte pas seulement contre le judaïsme, mais aussi contre le sionisme. Les Soviétiques opposaient volontiers à l’internationalisme prolétarien le cosmopolitisme juif qui aurait été une internationale particulariste et, en fait, nationaliste au plus mauvais sens du terme. De plus, l’État d’Israël fut accusé d’être au Proche-Orient un suppôt de l’impérialisme américain, et l’Union soviétique crut devoir appuyer, dans cette région du monde, les pays arabes. L’antisémitisme soviétique ainsi constaté, bien que théoriquement il n’en pouvait être question, a eu des sources et des motivations extrêmement diverses. On y rencontre d’abord, dans certaines régions, en particulier l’Ukraine, la survivance d’un antisémitisme traditionnel. On a pu y relever des publications antijuives dont la grossièreté s’apparente à celle du trop fameux journal nazi de Streicher, Der Stürmer. Ensuite, les juifs étaient, plus fréquemment que les autres citoyens soviétiques, condamnés pour crimes ou délits économiques, et, chaque fois, les journaux soulignaient complaisamment l’origine juive des condamnés. La vie religieuse et culturelle juive a été entravée par des mesures administratives.

Mais, surtout, le particularisme juif, dont le sionisme est une expression parmi d’autres, était considéré comme un scandale par des rationalistes pour qui un tel particularisme, qui n’est justifié ni par la race ni par le groupement sur un territoire déterminé, représentait seulement une survivance malsaine de temps révolus. Les États marxistes aspiraient à résoudre définitivement la question juive par l’assimilation totale des juifs à la population non juive. Si le judaïsme y faisait obstacle, c’était un motif supplémentaire de le combattre plus encore que les autres religions qui, elles au moins, ne justifiaient pas un particularisme ethnique. Quant à l’État d’Israël, son existence n’était pas mise en cause, mais à la condition qu’il se comportât comme tous les autres États, c’est-à-dire qu’il ne prétendît pas être le point de rassemblement virtuel d’un peuple dont la plus grande partie demeurait dispersée parmi les autres nations.

Les pays de l’Est, ceux du socialisme réel, n’étaient pas ici seuls concernés. Depuis qu’en 1967 l’armée israélienne est venue à bout, en six jours, non seulement de l’armée égyptienne, mais aussi de l’armée syrienne sur le Golan et qu’enfin elle a conquis sur les troupes jordaniennes non seulement la totalité de Jérusalem, mais l’ensemble de la Cisjordanie, il est apparu qu’Israël est la première puissance militaire du Proche-Orient. C’est vraiment une très grande nouveauté. On n’avait rien vu de tel depuis l’Antiquité. Toute la condition des Juifs dans le monde s’en est trouvée changée.

L’antisionisme a succédé à l’antisémitisme, comme celui-ci avait succédé à l’antijudaïsme chrétien et musulman. L’antisionisme ne se confond pas avec l’antisémitisme. Nombre d’antisionistes, traumatisés par l’Holocauste, se jugeraient insultés si on les traitait d’antisémites. Ils n’en ont pas contre les Juifs en tant que tels, mais seulement contre les Juifs qui se prétendent un peuple et qui veulent que ce peuple soit une nation parmi les autres avec un territoire, un État et tous ses attributs. Le sionisme est alors chargé de tous les vices, convaincu en particulier de colonialisme et même de racisme. Il ne s’agit plus de lutter contre un projet sournois et dissimulé de domination du monde, tel que l’exposaient les prétendus Protocoles des Sages de Sion , mais contre la réalité d’un État usurpateur, qui ne se contente pas d’occuper une partie de la terre où vivaient d’autres hommes qui s’en considéraient comme les possesseurs légitimes ; qui veut l’envahir tout entière et, de fait, c’est ce qu’il a fait en 1967. S’il évacue le Sinaï, c’est parce qu’il n’a jamais fait partie d’Erets Israël , la Terre d’Israël ; mais il s’implante en Cisjordanie, qu’il nomme Judée et Samarie.

On ne peut entrer ici dans le détail de cette querelle, où sont plus ou moins engagés tous les peuples du Tiers Monde, dont un grand nombre ignoraient jusqu’à présent l’antisémitisme, mais qui sont violemment antisionistes. Comme l’antisémitisme véhiculait un grand nombre d’arguments empruntés à l’antijudaïsme, ainsi l’antisionisme emprunte beaucoup à l’antisémitisme en y ajoutant quelque chose d’essentiel, qui était impensable avant 1848 : la critique d’un État juif ou hébreu et de toutes les modalités de sa politique. De même que l’antisémite ne tolérait pas chez les Juifs des défauts communs à tous les hommes, l’antisioniste ne tolère pas de l’État d’Israël ce qui est la conduite ordinaire de tous les autres États, beaucoup même faisant pire.

Qu’on le reconnaisse ou non, c’est l’existence même de cet État qui est en question, comme l’antisémitisme met en question celle du Juif en tant que tel. On ne le tolérerait que si, par impossible, il n’était pas juif. Alors il figurerait dans la longue liste de ces petits États dont l’actualité nous rappelle parfois l’existence et qui n’ont d’importance que purement régionale. Mais, précisément, un État juif est tout autre chose. Il intéresse les Juifs de New York, de Paris et de Buenos Aires ; et c’est ce que l’on ne supporte pas.

Aussi était-il probablement inévitable que l’on en vînt à critiquer jusqu’aux origines immédiates de cet État nouveau, de cet État ressuscité. Si, en 1947, il s’est trouvé une majorité à l’O.N.U. pour voter le partage de la Palestine, et, par conséquent, pour reconnaître aux Juifs la possession légitime d’une partie de cette terre, c’est parce que le monde était encore bouleversé par la révélation qui venait de lui être faite de la tentative hitlérienne de “solution finale” (par l’extermination), de la question juive.

Or, principalement à Auschwitz, cette extermination avait eu lieu dans des chambres à gaz et le gaz utilisé était le zyklon B. Il y a là-dessus d’innombrables témoignages. Néanmoins, à partir de 1960, il s’est trouvé des gens en France et à l’étranger pour soutenir que les chambres à gaz n’avaient jamais existé, que tout cela n’était qu’une légende forgée par les Juifs eux-mêmes pour se rendre intéressants et justifier ainsi leurs propres usurpations, en Palestine d’abord, mais aussi ailleurs. Les chambres à gaz et le massacre d’environ six millions de Juifs européens serait l’une des plus énormes impostures de l’histoire. On voit toutes les conséquences d’une pareille accusation. Ce qu’il faut voir aussi, c’est qu’elle est assez bien adaptée à l’état d’esprit de notre temps, où la notion de vérité, ballottée aux vents de toutes les propagandes, devient de plus en plus floue et ambiguë.

“Calomniez ! calomniez !…” Pendant que dans les cimetières juifs d’Europe d’anonymes antisémites expriment par des graffiti leur regret que le zyklon B n’ait pas été suffisamment utilisé, des esprits plus “distingués” se gaussent de ceux qui croient que les nazis l’ont utilisé et les gens simples y perdent la tête. Rien ne démontre mieux l’état de confusion actuel que le succès relatif, quand même il ne serait que de scandale, de publications de ce genre.

Il faut les réfuter. D’excellents historiens, entre autres Pierre Vidal-Naquet, s’y sont employés et ils ont bien fait. Mais, avec des sophistes de mauvaise foi, on n’a jamais le dernier mot. Et voici revenir, sous une forme modernisée, les antiques histoires de crime rituel et de puits empoisonnés. Ce sont les esprits, cette fois, que l’on aurait intoxiqués pour arriver à ses fins.

Sans doute n’en finira-t-on jamais avec l’antisémitisme, car il est une réaction, qui varie selon les époques, au particularisme juif. C’est que ce particularisme ne ressemble à aucun autre. Tous les particularismes qui se manifestent au sein d’une communauté nationale plus vaste ont une base territoriale et ne prétendent pas à l’universalité. Les juifs seuls, en dépit de la création de l’État d’Israël, n’ont d’autre patrie que le monde, bien qu’ils s’attachent sincèrement et profondément aux diverses patries où le sort les a jetés. Ils ne sont pas une race, pas davantage une religion, puisqu’un grand nombre d’entre eux ne pratiquent plus le judaïsme. Ils représentent une aspiration à l’universel à travers l’unicité de leur condition. C’est ce que tous les antisémites, même ceux qui n’osent pas s’avouer tels, leur reprochent. Sans doute l’antisémitisme ne disparaîtra-t-il que le jour où toutes les familles humaines, fidèles à leurs particularités respectives, se rencontreront dans une communauté universelle. Les juifs ont beaucoup souffert et souffrent encore dans la mesure où ils demeurent fidèles obstinément à cette espérance, qui est celle de leurs prophètes. Lutter contre l’antisémitisme, ce n’est donc pas se battre pour les juifs, mais pour l’homme même.

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