« Fondamentalisme » contre « Racisme antireligieux » : religions et laïcité semblent recroiser le fer

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Carte blanche de François De Smet parue dans La Libre du 16/09/2008

Un malentendu explosif

FRANÇOIS DE SMET PHILOSOPHE – COLLABORATEUR SCIENTIFIQUE AU CENTRE DE THÉORIE POLITIQUE (ULB). AUTEUR DE « Colères identitaires-Essai sur le vivre ensemble », Ed.EME., 2008 (1) membre et ancien vice-président du conseil d’administration du MRAX

« Fondamentalisme » contre « Racisme antireligieux » : religions et laïcité semblent recroiser le fer. Chacun craignant qu’un agenda caché de l’autre mette en cause son identité.

La religion est un adhésif fort qui permet de fournir la base de recomposition d’une identité éclatée pour beaucoup d’étrangers, en particulier pour les seconde et troisième générations. Celles-ci, qui n’ont plus le rapport prolétaire de main-d’oeuvre avec la société d’accueil qui était celui de leurs parents, développent légitimement d’autres revendications. Leurs parents sont arrivés comme des immigrés déracinés, invités à se montrer discrets voire reconnaissants, autant que peuvent l’être des invités, envers une société parfois hostile. Leurs enfants ont fait leur la langue du pays d’accueil, ont acquis des diplômes et revendiquent avec force que la société les reconnaisse. Les identités se composent d’autant plus vite que la société d’accueil vous rejette. Lorsque tout vous renvoie à votre différence, lorsque vous êtes dévisagé dans la rue, discriminé à l’embauche – même à diplôme ou à nationalité égale -, alors vous avez naturellement tendance à vous réinvestir dans cette différence, à la cultiver et à en faire un motif de fierté, voire, à l’excès, un repli sur soi.

De l’autre côté, le combat pour l’obtention d’un Etat neutre, émancipé de toute vision confessionnelle, a nécessité plusieurs siècles. Or, en privant progressivement l’Etat de toute religion, de toute idéologie, et même de toute histoire, ce mouvement inéluctable qui tend à nous débarrasser de la religion, des traditions, du passé, a un côté « face » : il tend à transformer l’Etat en Administration. Non seulement les références aux religions et traditions sont exclues, mais les autres référents collectifs mobilisateurs possibles, comme la nation, ont mauvaise presse. Même l’histoire et la tradition doivent être séparées de la politique et de l’Etat. Bref, dans les États occidentaux, puisque la liberté est acquise après des siècles de conquête, il n’y a plus de projet, plus de visée métaphysique ou spirituelle qui lie les hommes entre eux, et qui étanche la soif humaine d’absolu, de sens et d’identité.

Conséquence inattendue, que les laïques d’hier ne pouvaient pas prévoir et qui justifie en partie l’inquiétude des laïques d’aujourd’hui : la religion, précisément parce qu’elle se retrouve reléguée dans le privé, a un pouvoir attractif et mobilisateur infiniment plus attirant que le projet de l’Etat neutre, qui se résume à un gestionnaire de nos libertés, bref à une coquille vide. Le message religieux, qui retisse le lien entre les hommes d’une communauté, mais aussi avec une tradition et une histoire, donne à la vie un sens que l’Etat ne peut plus donner puisque ce n’est plus son boulot. Le sentiment que la laïcité est fragile et continue un combat à distance avec des religions qu’elle s’efforce de contenir repose donc sur quelque chose d’objectif. Or, si ce n’était pas la laïcité qui était fragile, mais nos sociétés elles-mêmes ? Et si, après avoir conquis nos libertés et émancipé notre société du poids du religieux, nous nous retrouvions sans visée métaphysique avec aucun autre projet que gérer nos vies ?

Les raisons pour lesquelles la religion attire recoupent largement les raisons pour lesquelles elle fait peur. Une religion charrie un corpus idéologique, des traditions, une histoire au minimum séculaire, qui la rendent collective et universalisante. Une religion qui n’a pas comme projet de s’étendre, de prospérer, cela n’existe tout simplement pas. Et c’est bien là le problème que sentent les laïques, sans toujours trouver les mots justes pour le décrire ou pour oser dire cette évidence : une religion n’est jamais purement privée. Ce qui différencie la religion de la philatélie, c’est que jamais personne ne doutera que le projet du philatéliste ne dépasse pas le cadre privé de sa collection de timbres, alors que pour toute religion le doute subsistera toujours, en général dans le non-dit : tels adeptes veulent-ils faire prospérer leur religion à tout prix ? Même aux dépens de nos principes de vie ? Si oui, sommes-nous en danger ? Et c’est ainsi que naît le syndrome des agendas cachés.

Le syndrome des agendas cachés se manifeste par divers symptômes médiatiques tels que le repli communautaire, le fondamentalisme, le racisme antireligieux, etc. Les agendas cachés se nourrissent l’un l’autre.

Il y a d’une part l’agenda caché version laïque. Les laïques attachés à la neutralité de l’Etat appréhendent un « agenda caché des religieux » qui essaient de grappiller sur l’espace public en permanence, de s’infiltrer dans notre Etat démocratique pour en frapper le coeur. Il faut donc lutter, diront-ils, contre toutes les tentatives d’infiltration, même celles qui nous semblent aujourd’hui aussi anecdotiques qu’un bout de tissu, car elles constituent le cheval de Troie de nouveaux intégrismes. La crainte de cet agenda caché religieux génère ainsi une volonté de réveil, de mobilisation contre un danger à combattre, en offrant au passage une seconde jeunesse à des laïques qui retrouvent une liberté pour laquelle se battre, un ennemi contre lequel s’affirmer. Et l’enjeu de cette lutte, pour ceux qui la mènent, est ressenti comme si essentiel qu’il sera légitime et proportionné de transiger sur certains principes, telle la liberté d’expression. Car on ne peut pas donner la parole aux ennemis de la démocratie, il faut que nos moyens s’adaptent aux leurs pour ne pas tomber, affirment-ils, dans une lâcheté digne de « l’esprit de Munich ».

Mais il y a aussi l’agenda caché version religieuse. Les musulmans d’Europe ont vocation à exprimer leur foi. Et ils vivent majoritairement la reconnaissance de cette foi comme un indice important de la reconnaissance que leur octroie la société d’accueil. Pour ceux-là, l’intérêt de l’islam réside dans les traditions qu’il permet de maintenir, dans le caractère spirituel, culturel et familial qu’il entretient dans un environnement occidental parfois aseptisé, et non dans un plan de conquête du monde. Ils perçoivent la société d’accueil comme froide, hostile, coupée de ses traditions, sans visée, sans projet spirituel. Ils voient dans toute remise en cause de leurs expressions culturelles ou religieuses la main invisible d’un agenda caché « laïquard ». Et ils voient ainsi en toute restriction, toute limitation de l’expression de leur foi un message stigmatisant, comme la première étape d’un plan qui leur demanderait de devenir transparents, de devenir blancs et sans tache, bref, d’une certaine manière, de devenir semblables à la population d’accueil ou de disparaître.

Voilà comment naît un malentendu explosif, chacun n’entendant ou ne voyant, dans l’acte ou la parole de l’autre, que ce qui lui semble remettre sa propre identité en cause. Deux craintes d’agendas cachés qui reposent finalement sur une peur commune terrible : celle d’être symboliquement anéanti. Dès lors, quelle voie privilégier ? Réinstaurer des limites à l’expression des religions, et donc réaffirmer un principe de laïcité plus ferme et défensif ? Ou développer un nouveau modèle, articulé autour de la reconnaissance des minorités et de droits spécifiques ?

Il faut réinstaurer des limites car tout le monde y a intérêt. Un espace public protégé de toute confession ou idéologie est quelque chose de positif tant pour la société que pour les convictions et confessions elles-mêmes. C’est une soupape de sécurité indispensable, sans laquelle il y aura toujours un groupe, quel qu’il soit, qui sera un jour ou l’autre tenté d’imposer sa vision de la vie à l’ensemble de la société s’il en a le rapport de force. Et il n’est pas nécessaire que ce groupe en ait aujourd’hui l’envie ou la conscience ; l’âme humaine apprend à désirer ce qui devient à sa portée, non ce qui lui est inaccessible. Or, la fixation de limites implique qu’il soit admis par tous que le cadre lui-même n’est pas négociable. Cela implique qu’on ne range pas, comme certains essaient de le faire, la laïcité, la neutralité comme une vision de la vie parmi d’autres. Cela implique qu’il y ait bel et bien un principe de laïcité placé au-dessus de l’ensemble des autres convictions et confessions possibles. C’est le principe de la clef de voûte : si on la retire tout s’écroule.

Il faut également réinventer un modèle de reconnaissance des minorités culturelles, car même une laïcité bien comprise ne suffit pas à garantir la paix sociale et le vivre-ensemble. Il faut que les athées et les laïques de toutes croyances s’y fassent : les êtres humains auront toujours un besoin d’appartenance, de traditions et de liaison spirituelle. On souligne avec raison les guerres, massacres et autres inquisitions apportés par les religions. On oublie qu’elles ont aussi permis le développement de sociétés, par le rapport de fraternité et d’égalité qu’elles ont initié (fut-ce une égalité comme enfants de Dieu). Les religions sont des couvercles qu’il a fallu un jour faire sauter, mais sous lesquels, à l’abri, les consciences humaines ont pu se développer. Le ressort métaphysique est un additif puissant. Si on ne permet pas aux hommes d’exprimer leurs convictions, leurs religions, leurs différences, ils les pratiqueront de manière clandestine, dans un esprit de revanche et de repli sur soi.

L’espace privé et l’espace public, en ces matières, ne s’opposent pas ; ils se soutiennent, et se contrôlent mutuellement. Nous devons parvenir à une dialectique et non à une opposition civilisationnelle.

1. 19 €, Collection « Sacré&Divin » dirigée par Baudouin Decharneux. Infos sur Web www.intercommunications.be

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