Le sociologue Manuel Boucher analyse la flambée de violence dans certains quartiers d’Île-de-France. Pour lui, Nicolas Sarkozy ne fait qu’attiser les braises dans des quartiers qui subissent l’« incertitude de l’existence ». Membre du Centre d’analyse et d’intervention sociologiques (CADIS) à l’EHESS, Manuel Boucher est l’auteur de Repolitiser l’insécurité. Sociographie d’une ville ouvrière en recomposition [1].
Entretien réalisé par Alexandre Fache
Comment analysez-vous l’embrasement de ces – derniers jours en banlieue – parisienne ?
Manuel Boucher. Tout d’abord, il faut souligner que ce type d’événement n’est pas nouveau. Et qu’il est lié cette fois, très concrètement, à la mort de deux jeunes dans un transformateur EDF. Ces morts ont été un révélateur. Cela a mis en perspective la galère, la discrimination, la ségrégation dont sont victimes ces jeunes et ces quartiers. Et si la colère s’est manifestée par ces émeutes, ces voitures brûlées… c’est parce qu’une logique l’a emporté sur une autre. Car, contrairement à ce qu’on peut parfois imaginer, il y a des gens, des acteurs et pas seulement des personnes dominées, qui travaillent dans ces quartiers, qui ne sont pas en état de déréliction, d’abandon complet. Mais toutes les logiques d’action mises en place pour pacifier un quartier peuvent être en un instant réduites à néant par des événements comme la mort de ces deux jeunes. C’est alors la logique de répression qui prend le dessus.
Une répression qu’incarne aussi le ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, dont le discours n’a fait qu’attiser les braises…
Manuel Boucher. C’est évident. Même si l’aspect sécuritaire du traitement des banlieues ne date pas de Sarkozy. Rappelez-vous la campagne de 2002 : le gouvernement Jospin, lui aussi, était entré dans la surenchère médiatique sur ce thème. Avec le résultat qu’on connaît. Sarkozy, lui, en a fait une véritable stratégie politique, avec des lois très dures et des discours extrêmement caricaturaux, qui ont engendré à – nouveau humiliation, stigmatisation, étiquetage.
Pour moi, il est le symbole de la segmentation en marche de la société française, je dirais même plus de son ethnicisation. Et ce au moment où se décompose aussi la capacité de l’État à réguler les quartiers défavorisés. La politique Sarkozy, c’est quoi ? C’est « moins d’État » en ce qui concerne l’action sociale – c’est-à-dire moins de subventions à des associations de proximité, associations laïques, d’éducation populaire, qui sont dans une précarité totale – et « plus – d’État » dans le dispositif – sécuritaire. Le tout en laissant une place de plus en plus forte à des promoteurs de morale, je veux parler là des acteurs religieux. Il y a les catholiques sociaux, encore présents dans les quartiers populaires, mais aussi, bien sûr, les acteurs musulmans.
Vous écrivez dans votre dernier ouvrage : « Il ne fait aucun doute que les émeutes éclatant actuellement dans les cités périphériques populaires [sans faire référence, bien sûr, aux tout derniers événements de Seine-Saint-Denis – NDLR] sont le fait des descendants des ouvriers sans protection du début de l’ère industrielle. » Pouvez-vous préciser votre pensée ?
Manuel Boucher. On est dans un contexte de retour de « l’incertitude de l’existence », qui génère différentes postures, chez les acteurs politiques, les classes moyennes, comme les classes les moins favorisées. Le malheur, c’est que ce retour, au lieu de susciter une prise de conscience politique des inégalités sociales et des conséquences du libéralisme, génère simplement une violence interne, une autodestruction et des comportements racistes, de part et d’autre. Racisme vis-à-vis des populations étrangères. Racisme aussi de la part de certaines de ces populations qui n’arrivent pas à s’inscrire dans les luttes politiques classiques (partis, syndicats, associations laïques). Tout cela génère un repli sur soi de nombreux acteurs de ces quartiers qui, au lieu de s’unir pour recomposer une société plus humaniste, plus juste, se battent les uns contre les autres. C’est ce qui rend particulièrement dangereuse la situation actuelle. Car qui en tirera profit ? Les classes dirigeantes, économiques qui ne cessent de se positionner dans une nouvelle conjoncture, post-nationale, mondialisée, et dépolitisée.
On en serait donc encore aux « classes laborieuses, classes dangereuses » du milieu du XIXe siècle ?
Manuel Boucher. Il y a effectivement des ressemblances. Ces classes dangereuses du XIXe siècle, c’étaient des ruraux qui venaient dans les villes pour trouver du travail mais n’en trouvaient pas, l’industrialisation n’étant pas totalement opérée. Ils n’étaient donc pas contrôlés par la logique de production industrielle. C’est parce qu’elles ne travaillaient pas encore que ces classes étaient considérées comme dangereuses. Aujourd’hui, de la même manière, on est face à des populations qui sont confrontées massivement au chômage. L’aspect supplémentaire, c’est la – dépolitisation de la société et la montée en puissance de la question identitaire, – ethnique, qui est liée à la mondialisation.
Ces événements signent-ils l’échec de trente ans de politique de la ville ?
Manuel Boucher. C’est une question complexe. Car la politique de la ville peut être présentée comme un simple pansement sur une jambe de bois, tout juste destinée à éviter les explosions les plus graves. En même temps, elle a permis des avancées intéressantes, en terme d’éducation avec les zones d’éducation prioritaires (ZEP), en terme de logement avec de nouvelles réflexions sur la façon de faire évoluer le bâti, en terme de recomposition du tissu socio-associatif. Mais, c’est vrai, la politique de la ville n’a pas réellement permis aux habitants de s’émanciper et de prendre en main la vie de leur quartier. Car ceux qui la mènent, cette politique, pour l’essentiel, ce sont des « chargés de projet » qui viennent de l’extérieur et font avant tout de la communication. Vue comme cela, la politique de la ville n’est plus qu’un moyen d’encadrer les classes populaires. Et de continuer à les concentrer dans des ghettos.
ous appelez dans votre dernier livre – c’est d’ailleurs son titre – à « repolitiser l’insécurité ». Qu’entendez-vous par là ?
Manuel Boucher. Ce qu’il faut tout d’abord, c’est arrêter de désigner certains individus comme les fauteurs de trouble. Ce n’est pas en stigmatisant encore plus qu’on résoudra les problèmes de sécurité dans les banlieues. Or, c’est exactement ce qui se passe aujourd’hui. Au contraire, il faut redonner un sens politique à ces questions et mobiliser l’ensemble des acteurs qui « produisent » la société. Par exemple, il faut arrêter de s’imaginer qu’en terme de délinquance et de violence, seuls la police et quelques éducateurs arriveront à régler le problème. Surtout si ces éducateurs sont eux-mêmes déprofessionnalisés et précarisés comme c’est le cas. Cela suppose au contraire de mettre autour d’une table tous les acteurs politiques, l’éducation nationale, l’ANPE, la mission locale, les acteurs laïques ; mais aussi ceux qu’on présente comme les fauteurs de trouble, qui expriment de manière agressive les choses insupportables qu’ils vivent au quotidien. Il faut trouver des moyens pour que l’ensemble des revendications des uns et des autres, des « out » et des « in », comme disait Alain Touraine [sociologue – NDLR], puisse s’exprimer dans des lieux de « conflictualisation » institutionnalisée. Car l’insécurité, c’est une coproduction. Une coproduction de la société dans son ensemble. La police par exemple, est certes là pour protéger les citoyens. Mais elle est aussi malheureusement coproductrice d’insécurité, via certaines provocations. Si cette police veut travailler avec l’ensemble de la société civile, elle ne peut pas simplement se considérer comme une force de répression et d’intervention rapide, agissant comme des cow-boys, à l’image, bien souvent, de la BAC [brigade anticriminalité – NDLR]. Il faudrait au contraire diversifier cette police, la former à la lutte contre les discriminations… C’était le rôle qu’aurait dû jouer la police de proximité [supprimée avec la victoire de la droite en 2002 – NDLR].
© L’Humanité
[1] L’Harmattan, 2004. 321 pages, 28,30 euros.