Crime d’amour interdit

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Ce texte est extrait d’un poème de dix pages qui raconte mon dialogue avec Majid depuis trois semaines. Majid, c’est l’homme que j’aime, que j’ai rencontrĂ© il y a un an, avec qui je construis un projet depuis lors, et qui attend, au Maroc, que l’Etat nous permette de vivre notre amour ensemble. Nous attendons depuis quatre mois. Certains diront que c’est peu, moi je dis que c’est absurde. Le 25 aoĂ»t, Majid a Ă©tĂ© convoquĂ© au consulat de Casablanca pour s’entendre dire que notre dossier a Ă©tĂ© envoyĂ© Ă  l’Office des Ă©trangers deux jours avant. Il l’avait dĂ©posĂ©, complet, Ă©norme, le 1er juillet. Je passe sur les attitudes et remarques vexatoires, le prix de chaque lĂ©galisation de document, les heures d’attente, l’angoisse savamment entretenue. Je crois que Majid est en train de pĂ©ter un cĂ¢ble. Et moi aussi. Mais nous allons serrer les dents, rĂ©sister et nous battre. Comme tant d’autres Ă  cĂ´tĂ© de nous. Juste pour avoir le droit de nous aimer et parce que l’Etat trouve ça louche. En attendant, Ă©crire ce texte m’a aidĂ© Ă  respirer.

L’Orifice des Etranges nous frappe de stupeur. Ils t’ont dit au consulat de Casablanca que le dossier suit son cours. Au tĂ©lĂ©phone ta voix frissonne comme un vent d’automne. Tu parles de ta vie sans couleur dans une famille qui t’est presque inconnue. Tu ne comprends pas ces fonctionnaires qui te renvoient, te font revenir, te disent des choses sans te regarder. Tu frĂ©mis de colère, tu ne comprends pas. Pour eux tu es un Ă©tranger. Tu l’es. Mais chez toi. Cinq ans de prison te pendent au nez pour crime d’amour interdit. Sans parler des regards, des gouffres inimaginables du mĂ©pris. Et cela se creuse en toi. Ce sont des cruautĂ©s que ces machines papivores ne peuvent mĂªme pas imaginer. Ils n’ont lu aucun livre, aucune philosophie, aucune histoire, aucun rĂªve. Ils ne savent rien du monde. Le dossier suit son cours, Ă©trange caravane de mots qui tyrannise nos nuits, nos songes, nos douleurs, Ă©trange chien jaune qui bave dans un couloir. Ils n’ont lu aucun poème, de personne, de nulle part, jamais. Ils n’ont aucune culture des gens, des gĂ©ographies, des voyages, jamais. Ils ouvrent et ferment les frontières avec une calculette. Ils font partie de cette armĂ©e qui chasse l’Homme noir depuis la frontière mauritanienne jusqu’aux abords de la Bourse. Des hommes noirs dans les commissariats du Maroc attendent dans des oubliettes pouilleuses dâ€™Ăªtre cinquante-quatre pour qu’on les renvoie par paquets, par grappes, Ă  leur dĂ©tresse, Ă  leur dĂ©sert. Des hommes noirs capturĂ©s Ă  l’Albertine comme des papillons et broyĂ©s par les mains blanches et froides des flics qui font leur devoir. Les hommes trĂ©buchent sur les calculettes de la Commission europĂ©enne. On passe le visage peint d’argent. On crève le visage nu. Une armĂ©e de calculettes qui traquent l’Homme Noir dans les rues, le coince dans des cellules, lui examinent les dents, le fait trimer dans des cuisines, le loge pour 400 euros dans un cube de crasse, lui vole son or, casse ses villages, assèche ses champs, extermine ses droits sociaux. Ridiculise son passĂ©. Humilie son sourire. J’ai vu hier soir dans une camionnette de flics un homme noir les poignets ligaturĂ©s, le flic l’a pris par l’épaule, l’a poussĂ©. Dans sa tĂªte, l’Homme noir rĂªvait encore de libertĂ©, de vie humaine. Dans sa tĂªte le flic blanc ne rĂªvait Ă  rien, il poussait, repoussait. Une mer. Il repoussait une mer d’affliction et d’espoir. Sans rĂªve. Sans imagination. J’ai regardĂ© l’Homme noir et je me suis cru lui. Le flic m’a regardĂ©, ses yeux Ă©taient des soupirs de sel. Et j’avais honte. Et mon pauvre cÅ“ur qui est de terre noire et de vent noir avait honte et souffrait. Et j’étais fĂ©rocement Ă©tranger Ă  cette nation de vents froids. Je hais ce pays. Je hais ses frontières, ses flics convoyeurs de nĂ©ant, ses chasseurs de pauvres, son ministre de l’IntĂ©rieur vide et tranchĂ©. Je hais ses mots blancs qui parlent de raison, quand sa raison est celle du plus fort, de l’argent, du pouvoir, qu’elle pue la chair morte, qu’elle est vieille comme la colonie, comme les expĂ©ditions punitives, comme le caoutchouc rĂ©coltĂ© de force, comme les yeux morts de Lumumba. Arrogants cannibales fades. Voleurs de trĂ©sors et de rĂªves. Ils ont façonnĂ© le monde Ă  leur image de dieux crucifiĂ©s. Le monde craque de chagrin, il s’épuise. Et les voilĂ  qui donnent des leçons. Qui gèrent les dĂ©sespoirs et les meurtres comme des chiffres en bas de page. Ils sont fous. Vous Ăªtes fous fonctionnaires de l’Orifice des Etranges, ministre de l’IntĂ©rieur flamand de droite, flics qui menez paĂ®tre les troupeaux dans la raideur et le silence, calculettes cliquetantes et voraces, vous Ăªtes fous, fous, fous. Horribles, Ă©pouvantables, invraisemblables. Etranges. Combien Ă©tranges et Ă©trangers. La pluie cet Ă©tĂ© a pleurĂ© votre univers oĂ¹ les chĂ´meurs ont tort, oĂ¹ les financiers internationaux salivent sur vos manches, oĂ¹ les forces de l’ordure rassemblent les multitudes de misĂ©reux pour les conduire Ă  l’équarrissoir, oĂ¹ votre bouche est celle de l’Etat et dit des mots de gaz d’échappement qui font disparaĂ®tre les glaciers, les espèces, les espoirs.

Et toi Majid, ta voix frĂ©mit au tĂ©lĂ©phone. Tu crains dâ€™Ăªtre le sacrifiĂ©, la brebis, l’égarĂ©. Tu frĂ©mis, tu frissonnes de colère Ă  l’idĂ©e du pouvoir que cette femme crayeuse du consulat de Casablanca prend sur toi comme si c’était naturel. Mais, Majid, notre histoire est celle des peuples qui chantent, qui parlent d’amour, qui rĂªvent de libertĂ©. Nous nous aimons et leurs armes blanches se brisent sur nos fĂªtes, sur nos lèvres, sur nos caresses.

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