« C’est quand qu’on va où ? »

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Le 10 juin dernier était publiée au Moniteur Belge une loi modifiant les dispositions de la loi du 15 décembre 1980 relatives à la double peine [1]. Le texte, fruit de longues discussions et de concessions politiques, a été adopté dans la plus grande discrétion et dans l’indifférence quasi-générale. Et pour cause : s’il constitue une avancée certaine, il ne révolutionne en rien la matière et ne met pas fin au débat sur l’existence même de la double peine, loin s’en faut.

Pour rappel, la double peine désigne la mesure prononcée par le ministre de l’Intérieur ou par le Roi, qui vise à expulser l’étranger délinquant en séjour légal vers son pays dit « d’origine ». Le bannissement, prononcé pour une durée de 10 ans, est exécuté après la peine de prison. Il ne s’agit pas d’une peine au sens juridique du terme, puisque la mesure d’expulsion n’est pas prononcée par un juge à la suite d’un débat contradictoire. Toutefois, aux yeux de l’étranger concerné, l’expulsion est vécue comme une sanction qui s’ajoute à la détention… Employée à un rythme industriel, même suite à des condamnations légères, durant les années 80, la double peine ne toucherait plus de nos jours qu’un nombre très limité de personnes (quelques dizaines par an tout au plus). Pourtant, les statistiques récentes révèlent qu’elle frappe, aujourd’hui encore, encore plusieurs centaines de personnes chaque année [2]. L’ampleur des chiffres trouve une explication partielle dans l’utilisation détournée de l’instrument, des arrêtés de renvoi se voyant régulièrement délivrés à des étrangers délinquants en séjour irrégulier au terme d’un « troc » fort critiquable : l’expulsion (et donc la libération) a lieu avant le terme de l’emprisonnement à condition que l’étranger accepte le bannissement de 10 ans en lieu et place d’un « simple » ordre de quitter le territoire. La condamnation récente de cette pratique par le Conseil d’Etat [3] aura un impact certain sur le nombre de cas de double peine.

Voici quelques années déjà, plusieurs associations et un Collectif contre le bannissement réunissant des familles de victimes s’étaient mobilisés contre cette mesure « discriminatoire, inhumaine, injuste, inefficace et criminogène ». Ils dénonçaient notamment les atteintes au principe non bis in idem (nul ne peut être condamné deux fois pour le même fait), à la vie familiale (la famille de l’étranger banni souffre également de la double peine)) et mettaient en évidence son caractère inefficace et criminogène (la plupart des victimes de la double peine reviennent sur le territoire et sont condamnées à la clandestinité, statut peu propice à la réinsertion) [4]. Cette opposition avait permis l’adoption d’une circulaire définissant les catégories d’étrangers ne pouvant être frappés d’une double peine [5]. Le texte ne rencontrait cependant que partiellement les revendications des opposants et péchait par son caractère confidentiel. La loi du 26 mai 2005 s’inscrit dans la droite ligne de cette circulaire et, même si elle apporte une limitation importante à l’usage de la double peine, elle se caractérise principalement par un remarquable manque d’ambition.

La loi du 26 mai 2005 ne supprime pas la double peine mais se limite à en adoucir le principe en énumérant les situations dans lesquelles le renvoi ou l’expulsion est conditionné, voire impossible. La plupart d’entre elles reposent sur une présomption d’intégration dans la société belge. Trois catégories d’étrangers sont ainsi distinguées en fonction du degré de protection contre l’expulsion (nouvel art. 21 de la loi du 15 décembre 1980). La première comprend les personnes ne pouvant en aucun cas être éloignées : les réfugiés reconnus, les étrangers nés en Belgique et ceux qui sont arrivés sur le territoire avant l’âge de douze ans et y ont principalement et régulièrement séjourné depuis. La deuxième concerne les étrangers ne pouvant être éloignés qu’en cas d’atteinte grave à la sécurité nationale : ceux qui séjournent régulièrement sur le territoire depuis vingt ans, d’une part, ceux qui exercent l’autorité parentale ou assument l’obligation d’entretien vis-à-vis d’un enfant en séjour régulier et n’ont pas été condamnés à une peine de prison supérieure ou égale à cinq ans, d’autre part. La troisième catégorie, enfin, regroupe les étrangers susceptibles de subir un éloignement uniquement en cas d’atteinte grave à l’ordre public ou à la sécurité nationale. Il s’agit des étrangers en mesure de prouver un séjour régulier et ininterrompu de dix ans, réunissant les conditions d’acquisition ou de recouvrement de la nationalité belge, mariés à un(e) Belge ou frappés d’une incapacité permanente de travail. Ces derniers critères figuraient déjà dans la loi de 1980, le législateur se contentant de procéder à quelques ajustements d’ordre technique.

En inscrivant dans la loi des principes jusqu’alors contenus dans une circulaire ministérielle confidentielle, le législateur privilégie la sécurité juridique : les garanties accordées à certains ressortissants étrangers sont désormais clairement définies. Alors que la circulaire ne créait aucun droit subjectif à ne pas être expulsé, un contrôle juridictionnel des critères limitant l’expulsion – et donc une meilleure garantie de l’effectivité de la protection – est désormais envisageable. Cette avancée constitue malheureusement le seul élément positif d’une loi pour le reste très décevante. Ainsi, la problématique du retour des étrangers victimes de la double peine par le passé est éludée, le législateur ayant préféré fermer les yeux sur une injustice toujours d’actualité. Lorsque la mesure d’expulsion est expirée ou, plus rarement, rapportée l’étranger est considéré comme un nouveau migrant et doit satisfaire aux conditions d’entrée sur le territoire. Or, il est notoire que l’obtention d’un visa est, pour des raisons d’ordre public, des plus aléatoires, ce qui condamne les victimes de la double peine à une errance perpétuelle et transforme l’éloignement en un véritable bannissement. Il était sans doute illusoire d’espérer que la nouvelle loi prévoie le rétablissement de l’étranger dans ses droits antérieurs -séjour ou établissement – à l’expiration de la mesure, même si ce principe prévalait au début des années 80. Par contre, on peut déduire du silence de la loi que la solution consistant à réexaminer les anciens dossiers à la lumière des nouveaux critères s’imposera, et ce d’autant plus qu’elle faisait déjà l’objet d’un accord – certes officieux et peu efficace – depuis plusieurs années De même, on s’interroge sur la pertinence du choix de baser l’ensemble du système de protection sur des concepts aussi sujets à interprétation que l’ « ordre public », la « sécurité nationale » et « l’atteinte grave », autant de notions qui octroient au ministre de l’Intérieur et à son administration une importante marge de manœuvre. L’efficacité du contrôle juridictionnel du nouvel article 21 risque de s’en trouver amoindrie et la sécurité juridique relativisée. Comme il a déjà été relevé, la principale critique concerne le manque d’ambition du législateur. En estimant suffisant de « transformer le contenu d’une circulaire existante en droit positif » [6], il a laissé échapper une opportunité d’améliorer la protection résultant de la pratique administrative. En définitive, les modifications ne profiteront qu’à un nombre assez réduit d’individus. Pour ceux-là, l’avancée est appréciable ; pour les autres, elle apparaîtra bien cruelle

L’occasion a donc été manquée de procéder à une réforme en profondeur de la double peine. Quel visage aurait pu prendre une loi réellement novatrice ? Deux réponses au moins viennent à l’esprit. La première, basée sur l’intégration, conduirait à garantir aux étrangers intégrés un véritable droit à ne pas être expulsé. Ce lien entre protection contre l’expulsion et intégration repose sur la constatation que, au-delà des concepts juridiques de nationaux et d’étrangers, il existe une troisième catégorie d’individus, les « quasi-nationaux ». Certains étrangers sont virtuellement des nationaux ; ils ne « sont plus ni humainement ni sociologiquement des étrangers », pour reprendre les termes utilisés par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe [7]. L’Etat assume une responsabilité importante dans leur décrochage social et ne peut se contenter de résoudre le problème d’ordre public qu’ils pourraient poser en les éloignant du territoire. Cette approche fondée sur l’intégration a été retenue par la loi du 26 mai 2005 mais la logique qui la sous-tend n’a pas été entièrement assumée par le législateur. Par exemple, alors que la régularité du séjour ne conditionne pas l’intégration, cette exigence a été inscrite dans la loi, atténuant fortement le lien qui aurait dû être établi entre protection et intégration. Le choix d’enfermer les étrangers dans des catégories de stricte interprétation nuit également à l’effectivité de la protection : une personne présente sur le territoire depuis 19 ans et 11 mois est-elle moins intégrée que l’étranger faisant valoir 20 ans de séjour ? Il eut sans doute été préférable de distinguer deux cas de figure uniquement : l’expulsion pour motif d’ordre public n’aurait plus trouvé à s’appliquer qu’aux étrangers arrivés en Belgique à l’âge adulte et ne justifiant pas un séjour suffisamment long pour se prévaloir de leur intégration. Elle aurait été systématiquement exclue dans les autres cas. La seconde approche, plus radicale, remet en cause l’usage même d’un critère d’intégration et interroge l’utilisation du critère de nationalité comme fondement de la double peine. L’expulsion d’un étranger – même peu ou pas (encore) intégré – après qu’il ait purgé une peine d’emprisonnement correspond-elle au modèle de démocratie que nous souhaitons construire ? Ne relève-t-elle pas d’une vision dépassée de l’immigration qui imposerait aux non-nationaux de justifier leur présence sur le territoire par un comportement irréprochable ? En refusant cette discrimination basée sur la nationalité, on ne peut que conclure à la nécessaire abolition de la double peine. Le ‘bannissement de la double peine’ marquerait, pour emprunter la formule de LIEBERMAN, « la reconnaissance par la loi de ce que la criminalité des personnes issues de l’immigration ne constitue en rien un problème d’immigration, mais bien un problème domestique lié à l’accueil et à l’insertion des immigrés les plus défavorisés, autrement dit, une question liée à la société belge et non à la prétendue ‘culture immigrée’ » .

La double peine instaure une discrimination qui conforte des préjugés largement répandus dans la population en désignant une catégorie de personnes plus coupables que les autres, devant être punies plus sévèrement et auxquelles tout espoir de réinsertion doit être retiré : les étrangers. Seule l’abolition de cette pratique d’un autre âge permettra de se démarquer clairement des relents de xénophobie qui lui sont indissociablement liés. Il reste à espérer que la dernière évolution législative ne figera pas le débat et ne servira pas d’alibi pour faire l’impasse sur une véritable réflexion relative aux enjeux soulevés par le bannissement.

Cet article s’inspire en grande partie de « Double peine : le difficile chemin de l’abolition », C. Delanghe, R.D.E., n°133, 2005, pp. 249-258.

[1] Loi du 26 mai 2005 modifiant la loi du 23 mai 1990 sur le transfèrement inter-étatique des personnes condamnées et la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers.

[2] Au cours de l’année 2003, 294 arrêtés de renvoi ont été signés ; en 2004, leur nombre était de 407 et, au 24 août de cette année, 220 arrêtés ministériels avaient été signés (statistiques communiquées par la Direction Eloignements de l’Office des Etrangers).

[3] Arrêt n° 144.784 du 23 mai 2005.

[4] Argumentaire de la campagne « Bannissons la double peine » disponible sur le site de la campagne

[5] Circulaire du 24 juillet 2002.

[6] Rapport, doc. Parl., ch, 1555/6, p.14.

[7] Recommandation 1504 (2001), §2.

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